Document de travail
Le texte ci-dessous se propose d’essayer de montrer comment le pragmatisme philosophique se distingue des deux tendances dominantes de la philosophie moderne. Ces deux dernières - la philosophie de la conscience et le rationalisme - se caractérisent par le fait qu’elles s’inscrivent dans un paradigme de la rupture qui est la conséquence d'une démarche fondationaliste. Il faut rompre avec la connaissance immédiate pour refonder le savoir sur une connaissance de la réalité en soi ou sur le sujet pensant.
1. Le rationalisme et la philosophie de la conscience s’inscrivent dans un paradigme commun qui est celui de la rupture.
1.1.Le rationalisme entend effectuer une rupture avec la connaissance immédiate: sensible, opinion, apparence... pour atteindre une connaissance de la réalité en soi.
1.2 Avec la suppression des causes finales dans la nature et l’analyse de cette dernière selon un mécanisme de causes efficientes, la modernité a pensé l’esprit humain - la conscience - en rupture avec la nature. La liberté de la volonté et l'intentionnalité - les valeurs, la signification, les projets...- supposent une transcendance de l’esprit humain, non réductible à la nature.
1.2.1 Il s’agit donc de fonder la connaissance sur un principe premier qui est la conscience.
1.3. Le rationalisme moderne se caractérise à la fois par une tentative de rompre avec les illusions de la conscience immédiate (liberté de la volonté et intentionnalité) et par la tentative de réduire l’esprit à un fonctionnement rationnel. Le fonctionnement rationnel est celui qui peut être soumis au principe de raison suffisante. Le rationalisme se propose un arraisonnement de l’esprit semblable à l’arraisonnement de la nature. Le fonctionnement de l’esprit pourrait donc être réduit au fonctionnement de la nature.
1.3.1 Il s’agit alors de fonder la connaissance sur la nature entendue comme réalité rationnelle, c’est-à-dire sur une ontologie rationnelle.
- Il est donc possible d’analyser la modernité philosophique comme l’affrontement principalement entre ces deux tendances de la philosophie.
2. Le pragmatisme se situe en deçà du paradigme de la rupture commun à ces deux courants dominants de la philosophie
2.1. Le pragmatisme ne part ni d’une rupture avec la connaissance immédiate, ni d’une rupture avec la nature.
2.1.2 Ces deux conceptions impliquent en effet que l’on puisse fonder la connaissance sur un principe premier qui nous permet de dépasser la connaissance immédiate et d’atteindre un premier principe absolu qui nous permet ensuite de déduire l’ensemble du savoir.
2.2 Le pragmatisme part de la connaissance immédiate, qu’il ne traite pas comme une illusion, que cette connaissance soit celle des sens, de la conscience ou de l’opinion.
2.2.1 En effet, le pragmatisme ne prétend pas dépasser la connaissance immédiate, au moins dans un premier temps, mais partir de celle-ci
2.3 Le pragmatisme émet également l’hypothèse d’une continuité entre la nature et les phénomènes humains.
2.4. L’analyse pragmatiste consiste à raisonner à partir des effets.
2.4.1. Elle consiste ainsi à se demander comment il est possible de rendre compte des phénomènes humains que sont la conscience, l’intentionnalité... en partant de l’hypothèse d’une continuité avec la nature. Quelle conception de la nature cela implique-t-il ?
2.4.2. Une telle conception implique que la théorie rationaliste de la nature ne décrit pas la nature en soi, mais nous en donne une explication efficace qui permet d’agir sur elle par le biais des techno-sciences.
2.4.3 Il implique également que la tendance des êtres humains à produire des évaluations n’est pas une simple illusion de la conscience, mais possède une utilité pour la vie.
2.5. Le pragmatisme n’est pas un relativisme absolu, mais un processus d’expérimentation vers la vérité.
2.5.1.La différence avec le rationalisme c’est que c’est un processus qui ne part pas d’une rupture avec la connaissance immédiate
2.5.2. Mais c’est un processus qui se donne l’horizon d’une connaissance vraie que l’on peut considérer comme une connaissance rationnelle et naturaliste des faits et des valeurs.
2.5.3. Une telle conception implique qu’il y ait une continuité entre les faits et les valeurs, mais en outre que les valeurs sont elles-mêmes un phénomène vital et non spécifique à la conscience humaine.
Irène Pereira
Tableau de synthèse:
|
Connaissance immédiate |
Rupture rationaliste |
Immanence de la nature |
Pragmatisme |
Rationalisme matérialiste |
Transcendance de l'esprit |
Empirisme |
Rationalisme classique |
Annexes:
a) Tableau situant le pragmatisme par rapport aux options sensibilité/rationalité et matière/esprit :
|
Sens (sensibilité) |
Raison (rationalité) |
Matière |
Si la matière ne comporte pas de principes d’organisation rationnels intrinsèques, comment alors expliquer que l’expérience humaine se déroule selon une certaine cohérence et ne soit pas totalement désordonnée? Le pragmatisme consiste à supposer que les principes qui organisent l’expérience humaine ne sont pas des principes a priori, mais issus - en particulier de l’évolution naturelle et de la vie sociale. Cette option est celle de Nietzche et de Dewey, qui en tirent néanmoins des conséquences opposées sur la validité de la rationalité. |
Le rationalisme matérialiste consiste à considérer que la cohérence de l’expérience humaine provient d’une rationalité à l’oeuvre dans le réel lui-même. Il s’agit donc de découvrir, par-delà le caractère apparemment désordonné de de notre expérience sensible, une rationalité intrinsèque à la réalité. Cette option est celle des stoïciens, du matérialisme spinoziste ou encore de Marx. |
Esprit |
Cette option dernière peut paraître incohérente. La sensation, qui suppose la matière, ne peut être identique avec l’esprit. Il faudrait dans ce cas là supposer qu’en réalité nos sensations ne sont pas de nature matérielle, mais en définitive spirituelles. Cette position est celle de l’idéalisme absolu (ou empiriste). C’est celle de Berkeley. |
S’il n’y a pas de rationalité à l’oeuvre dans la matière elle-même, alors il faut supposer que celle-ci se trouve dans l’esprit humain. Cet esprit humain serait alors de nature différente de la matière par ses propriétés. Il s’agit donc d’un principe spirituel. C’est l’option de la philosophie du sujet depuis Descartes. |
b) Intentionalité, finalité, valeurs:
i) La rationalité comme enchaînement causal: - Par rationalité, telle qu’elle est entendue par la modernité, il faut principalement comprendre une logique de cause à effet. C’est le principe de raison suffisante: toute chose doit avoir une cause efficiente. Néanmoins, il faut remarquer que la critique de Hume (Enquête sur l’entendement humain) a mis à mal l’idée que ce principe existerait en soi dans la nature.
ii) - Mais avec la modernité, les causes finales ont été supprimées de la nature. Il n’y a donc pas dans la nature d’intentionalité, de finalité et donc de valeurs.
- Cela a induit deux options ou voies concurrentes:
-> La première est celle de la philosophie du sujet qui, partant de la capacité de l’esprit humain à penser en termes de finalité et à effectuer des évaluations, à poser des significations et à avoir des intentions, considère qu’il y a une différence de nature entre la matière et l’esprit humain. Ce dernier établit une rupture avec la nature. Cette rupture est conçue comme introduisant un autre niveau de réalité reposant sur des principes de fonctionnement a prioriimmuables.
-> La seconde est celle du rationalisme matérialiste. L'intentionnalité et la signification... sont des propriétés illusoires de l’esprit humain. En réalité, il serait possible de réduire le fonctionnement de l’esprit humain à la causalité, qui serait un principe inhérent au réel.
Néanmoins, il est possible de constater que cette dernière option peut être qualifiée de rationalisme dogmatique dans la mesure où elle ne tient pas compte de la critique de l’existence dans la nature d’une loi de relation de causalité par Hume.
iii) La position pragmatiste consiste à voir dans la capacité de l’être humain à penser en termes de finalité, à produire des évaluations ou à donner des significations, c’est-à-dire en définitive la capacité de la pensée humaine à s’organiser selon une intentionnalité, le produit de l’évolution vitale et des habitudes de vie sociale.
-> Il s’agit donc de propriétés qui se trouvent en continuité avec l’évolution naturelle et non de principes a priori*immuables, mais ce ne sont pas non plus des illusions. Ce sont des propriétés utiles à la survie de l’espèce humaine et à la vie sociale.
-> Or si le pragmatisme ne peut prétendre les traiter comme de simples illusions, c’est qu’inversement, il ne lui est pas possible de prétendre posséder d'emblée une connaissance en soi du réel et s’appuyer sur une rationalité en soi du réel.
c) Tableau donnant des exemples de dualismes induits par le paradigme de la rupture:
Continuité |
Rupture |
Immanence |
Transcendance |
Matière |
Esprit |
Désir/Sentiment/Sensibilité |
Raison |
Connaissance immédiate |
Connaissance rationnelle |
Corps |
Pensée |
Pratique |
Théorie |
Nature |
Culture |
Apparence |
Réalité |
Sens commun |
Esprit scientifique |
Opinion, vraisemblable, croyance |
Vérité |
Nature |
Morale |
Immanence, pas de fondation même sur une connaissance ontologique de la nature. |
Transcendance - Fondation sur un principe premier (conscience ou raison) - Absolu |
Expérience |
Théorie |
Hasard, contingence |
Necessité |
Écrire commentaire