Une approche pragmatique de la tension critique et émancipation

Document de travail

 

            Ce texte se propose d’aborder deux problèmes que pose la tension entre théorie critique et théorie de l’émancipation, sociologie critique et sociologie de l’émancipation. La sociologie pragmatique part des capacités des acteurs et adopte une position immanente à leurs points de vue. Or comment peut-elle rendre compte qu’il puisse y avoir des acteurs qui refusent une perspective d'émancipation tout en partant de la capacité d’auto-émancipation des acteurs ?

 

1) Deux niveaux de problématisation de la tension entre critique et émancipation

 

a) Le niveau sociologique:

 

Les sociologies des rapports de domination et de l’action se sont trouvées confrontées à une difficulté: comment, face à une organisation sociale pouvant être présentée comme hiérarchique et inégalitaire, ou de manière générale comme injuste, se fait-il que les acteurs ne se révoltent pas ?

 

Deux conceptions opposées s’affrontent.

 

La première consiste à penser que les acteurs sont aliénés c’est-à-dire qu’ils ont intériorisé le discours des dominants et leurs justifications. C’est ce qui explique qu’ils ne se révoltent pas. Cette position est celle du rationalisme. On la retrouve aussi bien chez Marx - la notion d’’idéologie (1)- que chez Bourdieu - la violence symbolique(2). Le rôle de la science serait alors de dévoiler les déterminations inconscientes et les justifications qui les masquent.

 

La seconde voie consiste à penser que les acteurs sont toujours porteurs d’une spontanéité émancipatrice, mais que celle-ci est contrainte par une violence extérieure à ne pas s’exprimer. L’acteur n’adhère jamais réellement aux justifications des dominants, mais fait semblant. Il développe en réalité des micro-conduites de résistance au quotidien. Une telle position caractérise le travail pragmatique de James Scott.

 

Aucune de ces deux positions n'apparaît comme totalement satisfaisante.

 

La première semble en effet conduire à détruire toute capacité d’auto-émancipation des acteurs et à accorder un rôle démesuré à la science et au scientifique. Or force est de constater que les dominés se révoltent et ce même s’ils n’ont pas été éclairés préalablement par un discours scientifique.

A l’inverse, la seconde semble pécher par excès d’optimisme. En effet, il semble bien, d’une part, que des dominés adhèrent aux discours des dominants et, d’autre part, que les micro-résistances individuelles ne semblent pas conduire nécessairement, loin de là, à l’action collective.

 

b) Le niveau philosophico-politique

 

Cette tension sociologique est doublée d’une tension philosophico-politique.

 

Elle oppose par exemple Marx et Bakounine sur le rôle de la science dans le processus d’émancipation, syndicalistes révolutionnaires et léninistes. Est-il nécessaire qu’une avant-garde éclairée armée d’un savoir scientifique guide le mouvement ouvrier ou peut-il y avoir une auto-émancipation des exploités par eux-mêmes ?

 

Cette opposition traverse par exemple également les controverses qui opposent Rancière à Bourdieu ou Rancière à Badiou.

 

Or est-il possible de tenter de dépasser cette opposition ?

 

2) La pluralité des grammaires et des sens communs

 

Il nous semble que pour être dépassée cette opposition suppose d’être appréhendée selon une logique pluraliste.

 

a) La pluralité des grammaires

 

L’approche en termes de pluralité des régimes d’action (Thévenot (3), Boltanski (4)) ou des approches comme celle de Stuart Hall (“Codage/Décodage” (5)) peuvent être utilisées pour mettre en relief la diversité des attitudes que des individus ou un même individu peuvent adopter face à une situation.

 

i) Le discours et les actions des acteurs peuvent être modélisés comme étant en adéquation avec la grammaire des dominants. L’acteur parle et agit selon le point de vue de ceux d’en haut. C’est la violence symbolique (Bourdieu).

 

ii) L’acteur, dans ses paroles, critique le système, par exemple sous la forme du “râlage”, et ses actes individuels peuvent laisser transparaître des formes de résistance individuelle qui consistent par exemple dans la “truanderie” (James Scott).

 

iii) L’acteur peut s’engager dans une action collective politisée qui peut prendre la forme de grammaires militantes diverses.

 

La perspective pragmatique ne se donne pas pour objectif de saisir directement des structures en soi présentes dans le réel, mais les dynamiques des rapports sociaux et des conflits liées à ces rapports. C’est à partir des discours et des pratiques de résistance, des actions collectives, qu’elle peut induire la structure de ces rapports sociaux et les structures sociales à l’oeuvre dans la société.

            Néanmoins, entre l’attitude (i) et l’attitude (iii), une rupture avec le sens commun dominant semble s’opérée.

 

b) La pluralité des sens communs

 

Le discours scientifique est-il en rupture avec le sens commun ordinaire ? Où se situe le sens commun des militants par rapport au sens commun dominant ?

 

Il est possible, non pas de partir d’un sens commun universel existant a priori de manière transcendantale, mais de l’existence d’une pluralité de sens communs spécifiques, comme le propose Perelmann dans son Traité de l’argumentation en s’inspirant d’Aristote. Le sens commun devient alors une construction historico-sociale et l’universalité du sens commun n’est plus alors donnée, mais un horizon à construire.

 

Le sens commun dominant, les sens communs militants et le sens commun scientifique ne sont pas les mêmes: il n’adhèrent pas aux même lieux communs.

 

Ainsi le sens commun scientifique n’est pas le seul à “rompre” avec le sens commun dominant, le sens commun militant opère également cette “rupture”. Ainsi des militant-e-s de la cause LGBT ou féministe peuvent partager la thèse que la différence des sexes - et pas seulement de genre - est une construction sociale. Or on ne peut que constater que cette thèse est fortement en “rupture” avec le sens commun dominant.

 

Ainsi le sens commun scientifique ne possède pas une supériorité de droit dans sa critique du sens commun ordinaire, le sens commun militant possède ses propres ressources critiques par rapport au sens commun dominant.

 

3) Le passage du sens commun dominant au sens commun militant

 

Cependant comment expliquer le passage chez un acteur du sens commun dominant à un sens commun militant ?

 

a) La rupture militante avec le sens commun dominant

 

La “rupture” avec le sens commun dominant ne passe pas par la possession d’une théorie critique qui, de manière intellectualiste, provoque la “rupture” avec cette forme de sens commun. Il ne suffit pas de savoir pour agir.

 

Mais c’est le passage à l’action collective qui induit une “rupture” avec le sens commun dominant et qui ensuite peut conduire à la possession d’une théorie critique.

 

Le passage à l’action collective peut être préparé par des actes de résistance individuels quotidiens, mais il peut être également l’effet d’une situation singulière. La confrontation à une situation particulière - du type par exemple licenciement collectif lors d’un plan social - peut conduire des individus sans engagements préalables à entrer dans une action collective.

Mais ce qui est premier dans une telle perspective, c’est l’engagement dans l’action des acteurs sur leurs représentations intellectuelles. En effet, supposer que c’est par l’accès à une connaissance rationnelle d’ordre scientifique que les agents peuvent “rompre” avec leurs pratiques antérieures, n’est ce pas une option en définitive relativement idéaliste ? De même si la science parvient à “rompre” avec le sens commun immédiat n’est ce pas parce qu’elle est un processus d’enquête et d’expérimentation.

 

En pluralisant le sens commun, l’approche pragmatique ne conduit pas à effectuer une “rupture” au sens de la tradition rationaliste dans laquelle le sociologue occupe une position de surplomb transcendante à la réalité sociale. C’est en restituant la logique du point de vue de tel ou tel groupe d’acteurs qu’il peut dire que ceux-ci considèrent effectuer une rupture avec le sens commun dominant.

 

Du point de vue d’une épistémologie pragmatiste, cela ne signifie pas que tous les discours se valent. Certains sont plus justifiés que d’autres ce qui signifie plus rationnellement acceptable.

 

L’enquête scientifique, au sens pragmatiste, consiste à partir d’hypothèses vraisemblables qui s’opposent pour tenter de déterminer laquelle est la plus justifiée. De fait la démarche scientifique ne part pas de l’attitude selon laquelle les idées reçues doivent être dépassées et ne prétend pas détenir la vérité en soi, mais plus modestement tendre à l’établissement de la vérité. 

 

b) Un exemple: la notion de “minorité agissante”

 

La notion de minorité agissante dans le syndicalisme révolutionnaire illustre bien cette perspective anti-intellectualiste. En effet, pour les syndicalistes révolutionnaires, il y a bien une rupture entre les majorités passives non-militantes de la démocratie représentative et les minorités actives du syndicalisme révolutionnaire, c’est leur engagement dans l’action.

Ce n’est pas la prise de conscience qui est alors première, mais la participation à l’action qui induit une élévation du degré de conscience.

C'est en définitif à partir d'un processus de grèves partielles que se prépare la rupture révolutionnaire. Sans ce processus continu, il ne pourrait y avoir rupture révolutionnaire pour les syndicalistes d'action directe. C'est ce qui distingue leur conception révolutionnaire de celle spontanéiste de l'ultra-gauche conseilliste qui guette l'irruption de l'évènement. Au contraire, les grèves supposent une préparation et une construction en amont, sans pour autant impliquer une prévisibilité du déroulement de ce processus. Le fait que le mouvement prenne ou pas, reste de l'ordre de l'imprévisible. 

 

Irène Pereira

 

(1) Entendu comme un ensemble de justifications illusoires qui ont pour fonction de faire adhérer les exploités à un système inégalitaire.

(2) C’est une violence qui ne passe pas par une contrainte physique, mais qui implique un pouvoir capable d’imposer sa domination en usant de justifcations qui le font apparaître comme légitime.

(3) Thévenot Laurent, L’action au pluriel, Paris, La découverte, 2006.

(4) Boltanski Luc, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailé, 1990.

(5) Hall Stuart, “Codage/Décodage”, Réseaux, n°68, 1994. Disponible sur: http://enssibal.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/68/02-hall.pdf

 

 

Bibliographie: 

 

Boltanski Luc, De la critique - Précis d'une sociologie de l'émancipation, Paris, Gallimard, 2009. (Chapitre I et II)

 

Nordmann Charlotte, Rancière/Bourdieu, La politique entre philosophie et sociologie, Paris, Amsterdam, 2008. 

 

Scott James, La domination et les arts de la résistance, Paris, Amsterdam, 2009. 

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Commentaires: 1
  • #1

    Emmanuel (dimanche, 22 juillet 2012 23:57)

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