Entretien avec Alain Bihr
Alain Bihr est professeur émérite de sociologie. Il a enseigné à l’Université de Franche-Comté (Besançon). Il est l’auteur de nombreux ouvrages portant sur : le mouvement ouvrier, le capitalisme, les inégalités sociales ou encore l’extrême droite… Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur la nature actuelle des transformations du capitalisme. Mondialisation, financiarisation de l’économie, nouveaux modes d’organisation du travail…Dans quelle mesure les anciennes grilles d’analyse du capitalisme, en particulier marxistes, restent-t-elles pertinentes ou doivent-elles être dépassées ?
IRESMO : On présente souvent la mondialisation de l’économie comme un phénomène récent. Cela vous semble-t-il exact ? Quel est l’enjeu d’une telle analyse ?
A.B : En fait la « mondialisation » de l’économie ne date pas de ces dernières décennies. Dans l’introduction générale d’une œuvre en cours, dont le premier volet est paru sous le titre La préhistoire du capital (Editions Page 2, Lausanne, 2006), j’ai rappelé (car la littérature historique sur la question est déjà abondante) que la « mondialisation » débute à la fin du XVe siècle, avec l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale qu’inaugurent ce qu’on nomme habituellement « les grandes découvertes ». Processus qui va permettre de parachever en Europe occidentale la formation des rapports capitalistes de production dans le mouvement même par lequel elle va se subordonner les Amériques, l’Afrique et, dans une moindre mesure, l’Asie, en les constituant en périphéries de son développement. Autrement dit, la « mondialisation » n’est pas le point d’arrivée du capitalisme, mais bien son point de départ, ce n’en pas le résultat mais la condition de possibilité qu’il n’a fait, depuis lors, qu’étendre et approfondir tout en en modifiant bien évidemment les formes. Ainsi, la formation des Etats-nations et la constitution d’un système mondial des Etats-nations, à partir du XVIIe siècle et jusqu’au cours du XXe siècle, sont-elles intégralement le fruit de cette « mondialisation ». C’est la méconnaissance de ce fait qui crée l’illusion que la « mondialisation » ne débuterait que dans les années 1970-1980 lorsque s’amorce la transnationalisation du capitalisme, alors que ce n’en est tout au plus qu’une nouvelle période.
IRESMO : Pensez-vous que la financiarisation de l’économie constitue un mouvement qui marque une transformation en profondeur du capitalisme ? Le système financier est-il devenu le cœur de l’économie capitaliste actuelle ?
A.B : Ce qu’on nomme le système financier, c’est l’ensemble des organismes (banques, compagnies d’assurance, fonds de placement, fonds de pension, etc.) qui concentrent et centralisent les réserves monétaires disponibles et les convertissent en capital financier. Comme capital de prêt, ce dernier ne peut se former que par des avances à l’économie réelle, autrement dit à la formation du capital industriel ou commercial ou, plus largement, aux patrimoines et revenus des acteurs de cette économie (entreprises, ménages, pouvoirs publics) ; et son existence en tant que capital dépend fondamentalement de la capacité des différents agents qui sont ses débiteurs de rembourser le principal et de verser les intérêts dus. Cela lui vaut d’accumuler une montagne de titres de propriété et de crédit qui sont autant de droits à percevoir (sous forme d’intérêts, de dividendes, de loyers, etc.) une partie de la richesse sociale produite. L’illusion d’autonomie du capital financier procède de sa forme de capital fictif qu’il prend dès lors que, par l’intermédiaire de la capitalisation de ces titres et de la spéculation sur leur cours, il se forme des marchés financiers (sur lesquels s’échangent ces titres) qui peuvent évoluer en apparence indépendamment de l’économie réelle. Tant du moins que celle-ci ne vient pas rappeler que les droits à prélever une partie de la richesse sociale que constituent ces titres n’ont une quelconque effectivité que pour autant que de la richesse sociale a été effectivement produite et l’a été en proportion des anticipations sur elle. Sinon il s’avère que ces titres n’ont pour toute valeur que le papier sur lequel ils sont imprimés.
La dimension planétaire prise aujourd’hui par l’économie financière, l’instantanéité des transactions que permet l’intercommunication en permanence de toutes les places financières, la multiplication des produits dérivés, la sophistication des montages de dettes (« titrisation »), tout cela ne change strictement rien aux rapports précédents. Quant à la formidable accumulation de capital financier, qui est aussi dans une large mesure une formidable accumulation de dettes (il ne faut jamais l’oublier), elle est essentiellement l’indice de la langueur d’une accumulation du capital actif (industriel et commercial) , une part importante de la plus-value ne pouvant plus s’accumuler sous forme de ce dernier (essentiellement du fait d’une insuffisance des débouchés, liée à la croissance insuffisante, à la stagnation voire à la baisse des salaires réels) et ne trouvant d’autre ressource pour se valoriser que de se convertir en capital financier (capital de prêt ou capital fictif). D’où la récurrence inévitable des crises financières au cours des vingt-cinq dernières années dont la gravité croît à la mesure de cette accumulation de capital financier.
IRESMO : L’analyse de l’exploitation reposant sur l’extraction de la plus-value et la valeur travail qu’avait théorisée Marx vous semble-t-elle garder une actualité aujourd’hui ? Quelle place peut tenir l’économie des services dans une telle analyse ?
A.B : Commençons par préciser cette notion, généralement floue voire confuse, de service. Un service est un travail dont la valeur d’usage qu’il produit, autrement dit son utilité ou sa capacité à satisfaire un besoin humain quelconque, se confond avec le travail lui-même, sans s’objectiver dans un bien détachable et séparable de l’activité productive. Ainsi, en me coupant les cheveux, un coiffeur produit-il un service matériel alors qu’en donnant cours, un enseignant produit un service immatériel, tout comme un clown ou une cantatrice en se produisant en spectacle. Leur service est immatériel en ce sens qu’il consiste en un effet dans « l’esprit » des élèves pour le premier, dans celui du public pour les seconds, et cela même si leur activité nécessite à chaque fois des supports et des moyens matériels.
Dès lors, il n’y a là de problème que pour ceux et celles qui n’ont pas lu ou pas compris Marx. En effet, Marx ne cesse d’insister sur le fait que le caractère productif d’un travail quelconque (par quoi il faut entendre sa capacité à s’échanger contre du capital pour le valoriser, en formant valeur et plus-value) n’a rien à voir avec ses caractéristiques concrètes mais tient uniquement aux rapports sociaux dans le cadre desquels il opère. Autrement dit, il peut s’agir d’un travail producteur de biens tout comme d’un travail producteur de services, d’un travail matériel (dont l’effet est une valeur d’usage matérielle, bien ou service) ou d’un travail immatériel (dont l’effet est une valeur d’usage immatérielle). « Un comédien, un clown même, est un travailleur productif, du moment qu’il travaille au service d’un capitaliste (de l’entrepreneur), à qui il rend plus de travail qu’il n’en reçoit sous forme de salaire (…) » (Théories sur la plus-value, Editions sociales, tome I, page 167) ; « Un maître d’école, par exemple, est un travail productif non parce qu’il forme l’esprit de ces élèves mais parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons ou lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c’est son affaire. » (Le Capital, Editions sociales, tome II, page 184).
Quant au soi-disant développement d’une « économie des services », il s’agit soit d’un produit de la division sociale du travail (par exemple avec l’externalisation croissante d’un certain nombre de fonctions jusqu’alors immédiatement incluses dans l’activité des entreprises capitalistes, comme lorsque celles-ci sous-traitent leur nettoyage, leur comptabilité ou leur maintenance informatique auprès d’entreprises de service) soit de la transformation en entreprises capitalistes d’activités jusqu’alors délaissées par le capital et qui étaient incluses dans des sphères précapitalistes, voire prémarchandes (pensons par exemple à la manière dont de nombreux travaux domestiques, depuis la maintenance des appareils électroménagers jusqu’à la prise en charges des personnes dépendantes – enfants, personnes âgées, malades chroniques, invalides – en passant par les tâches ménagères ordinaires, l’assistance au travail scolaire des enfants, les soins médicaux, etc. sont aujourd’hui de plus en plus fournis sous forme de services marchands par des entreprises capitalistes). Autrement dit, la dite « économie de service » procède soit de la transformation (par division du travail) d’anciennes branches de la production capitalistes soit de l’ouverture de nouvelles branches par appropriation de champs de l’activité sociale qui, jusqu’alors, avaient échappé au capital ou avaient été négligés par lui.
IRESMO : Comment peut-on analyser selon vous les classes sociales aujourd’hui ? Y-a-t-il eu des modifications substantielles par rapport au XIXe ou même aux Trente glorieuses sur ce point ?
A.B : Les principes de l’analyse des rapports entre les classes sociales élaborés par Marx me paraissent en gros toujours valables aujourd’hui. Ce qui ne signifie pas qu’il ne s’est rien produit de neuf sur ce plan au cours du siècle et demi écoulé depuis lors. Une première transformation importante dans la structure de classes du capitalisme me paraît constituée par l’émergence et le développement de ce que l’on dénomme ordinairement les « couches moyennes salariées », en gros les cadres (à l’exclusion cependant des cadres dirigeants) et les professions intermédiaires pour en rester à la nomenclature de l’INSEE. D’un point de vue marxiste, leur nature de classe pose d’ailleurs problème et ne fait pas l’unanimité. Pour ma part, dans un ouvrage déjà ancien (Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, Paris, 1989), j’ai soutenu la thèse, hétérodoxe au regard du marxisme classique, selon laquelle la structure de classes du capitalisme se compose non pas de deux mais de trois classes fondamentales, les « couches moyennes salariées » constituant une classe intermédiaire entre bourgeoisie et prolétariat, que je définis comme étant la classe des agents subalternes de la reproduction du capital ou encore comme la classe des agents dominés de la domination capitaliste.
Une deuxième transformation importante me paraît constituée par l’actuelle transnationalisation du capitalisme qui tend à intégrer de plus en plus les Etats-nations, anciens ou plus récents, dans des systèmes continentaux d’Etats. Dans la mesure où l’Etat, certes produit de la lutte des classes, rétroagit nécessairement sur les classes en lutte (différemment de l’une à l’autre) et participe donc aussi à la production et à la reproduction des classes sociales, c’est désormais à ce niveau, celui des systèmes continentaux d’Etats, que les rapports de classes et les classes sociales elles-mêmes se définissent et se constituent et qu’il convient par conséquent de les analyser et non plus au niveau des Etats-nations pris isolément. Mais le passage d’un niveau à l’autre, du national au transnational, est inégalement accompli entre les classes : la bourgeoisie possède manifestement quelques longueurs d’avance sur toutes les autres classes dans un mouvement dont elle a pris l’initiative et qu’elle a su conduire dans le sens de ses intérêts sous le couvert et par l’intermédiaire des politiques néolibérales. Elle ne serait pas la classe dominante sans cela ! Quant au prolétariat, notamment au centre du système capitaliste mondial, par le biais de ses organisations notamment syndicales, il reste encore par trop attaché à et prisonnier du cadre national. En continuant à s’y maintenir et à y circonscrire ses luttes, il se condamne à l’impuissance.
IRESMO : Les nouvelles formes d’organisation du travail marquent-elles selon vous une rupture fondamentale avec les formes d’organisation fordistes ou peut-on parler de néo-taylorisme ?
A.B : Il est incontestable que, pour faire face aux limites rencontrées par les formes fordistes d’exploitation et de domination du travail à partir de la fin des années 1960, le capital central a su inventer et développer de nouvelles formes du procès de production dont « l’usine fluide, flexible et diffuse » constitue en quelque sorte le paradigme. L’enjeu étant clairement de générer de nouveaux gains de productivité mais aussi d’intensité du travail tout comme d’abaisser la composition organique du capital et d’accélérer sa vitesse de rotation.
Mais il y a loin du modèle (et, plus encore, de son exaltation publicitaire par les DRH mais aussi par une certaine sociologie du travail) à la réalité. D’une part, parce que la diffusion universelle du modèle en question n’a été ni possible (pour des raisons de coût, notamment en terme d’équipements) ni nécessaire (le chômage de masse, soit le gonflement de l’armée industrielle de réserve, a pu produire de biens meilleurs effets quant au renforcement de la discipline et quant à l’augmentation de l’intensité du travail). D’autre part, parce que le dit modèle ne prévoyait de toute façon pas de supprimer radicalement les formes fordistes, et notamment le taylorisme. Au contraire, par le bais de « l’usine diffuse » (le développement de la filialisation et de la sous-traitance), on a assisté à la diffusion des procès de travail les plus fortement taylorisés, et ce au niveau planétaire. Les maquilladoras mexicaines tout comme les usines de montage chinoises ou sud-est-asiatiques sont là pour en témoigner. Mais le mouvement s’est aussi déroulé à nos portes : les enquêtes menées périodiquement par les services statistiques du ministère du Travail sur les conditions de travail montrent par exemple que le pourcentage de salariés soumis à des contraintes typiquement tayloristes, telles qu’une durée déterminée pour effectuer une tâche ou une tâche contrainte par un mouvement mécanique, n’a cessé d’augmenter au cours des deux dernières décennies.
Petite bibliographie sélective d’Alain Bihr :
Du grand soir à l'alternative. Le mouvement ouvrier européen en crise, Paris, Les Éditions ouvrières, 1991.
Le spectre de l'extrême droite : les Français dans le miroir du Front national, Paris, Les Éditions de l'Atelier et Les Éditions ouvrières, 1998.
La Novlangue néolibérale, la rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Éditions Page deux, 2007.
Le Système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008, avec Roland Pfefferkorn.
La Logique méconnue du Capital, Lausanne, Éditions Page deux, 2010.
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