L’expérimentation sociologique pragmatique: entre participation observante et recherche-action

Une conception pragmatiste de la sociologie pragmatique suppose non seulement une épistémologie, mais également une méthodologie d’enquête spécifiques.

La méthodologie pragmatiste d'enquête peut être théorisée non comme une simple observation, ni même comme une participation observante, mais comme une expérimentation participante. Il ne s'agit pas seulement d'être un observateur passif ou actif, mais un acteur qui expérimente sur son terrain. 

L'expérimentation d'hypothèses visant à transformer la réalité a des conséquences cognitives. Suivant l'affirmation de Vico, selon laquelle on ne connait bien que ce que l'on fait. 

 

1. Situation - doute - problème - hypothèses.

1.1. Le pragmatisme part de l’hypothèse que le doute n’est pas une attitude naturelle et que nous tendons à nous satisfaire généralement de nos croyances, de nos préjugés.

1.2. Il arrive cependant que des situations génèrent un doute.

1.3. Cette situation de doute, pour être dépassée, conduit pour les théoriciens pragmatistes à une enquête.

1.4. L’enquête sociale peut surgir par exemple de l’existence d’opinions vraisemblables contradictoires. Ces opinions peuvent être contradictoires parce que, par exemple, elles opposent le sens commun majoritaire et des sens communs minoritaires.

1.5. Cela permet de formuler un problème.

1.5. Celui-ci peut conduire à expérimenter les hypothèses contradictoires de manière à tenter d’établir laquelle est la plus justifiée. Les hypothèses qui servent de point de départ au scientifique pragmatiste n’ont pas pour prétention d’être en rupture avec les pré-notions des sens communs non-scientifiques. Elles sont des hypothèses vraisemblables.

1.6. L’enquête sociale pragmatiste part donc de l’expérimentation d’hypothèses. Les hypothèses scientifiques peuvent être conçues comme des instruments pour l’action.

 

2. La théorie naît de l’action : la participation observante

2.1. Si elle n’est certes pas adaptée à tous les cas et si elle peut être complémentaire d’autres démarches, la participation observante constitue une méthode pragmatiste par excellence

2.2. L’expression de “participation observante” a l’avantage de souligner que c’est la participation qui est première et que c’est à partir d’elle qu’émergent les éléments qui vont permettre de justifier telle hypothèse plus que telle autre.

 

3. L’expérimentation des hypothèses

 

3.1. La méthode pragmatiste n’est pas:

3.1.1.La méthode pragmatiste ne se réduit pas à une simple observation visant à recueillir passivement des données et à partir de laquelle il serait possible d’élaborer, dans un premier temps, des hypothèses puis, dans un second temps, de les valider. Une telle conception serait un simple empirisme.

3.1.2. La méthode pragmatiste ne consiste pas non plus à élaborer des hypothèses et à les valider à partir de méthodes quantitatives par une procédure qui rompt avec le sens commun ordinaire, à la différence de la méthode rationaliste.

3.1.3. La méthode pragmatiste ne consiste pas non plus à effectuer des entretiens non-directifs ou semi-directifs visant à comprendre les intentions des acteurs, leur subjectivité.

 

3.2. La méthode pragmatiste consiste à:

3.2.1. Expérimenter des hypothèses en situation.

3.2.2. C’est pourquoi cette méthode met en avant la participation active du chercheur au sein de sur son terrain dans le processus d’enquête. Il n’est pas un simple observateur passif. Il ne se contente pas non plus de recueillir des données, mais il est lui même un acteur qui agit sur son terrain, qui le transforme pour le connaître.

Ex: Si un sociologue analyse le militantisme syndical, il peut interroger des militants, il peut observer, voire participer aux activités militantes d'une section syndicale. L'approche pragmatique peut aller plus loin encore: le sociologue peut devenir lui-même militant et tenter l'expérimentation de créer une section syndicale par exemple. 

3.2.3. Cette conception rejoint la thèse pragmatiste énoncée par Vico: “verum est factum”, "le vrai c’est le fait" c’est-à-dire que les êtres humains ne connaissent que ce qu’ils font.

3.2.4. L’observation participante s’attache principalement à étudier les discours écrits et oraux des acteurs et leurs actions. Le pragmatisme se concentre sur les phénomènes, c’est-à-dire sur ce qui apparaît.

3.2.5. Le processus d’expérimentation que constitue l’enquête sociale pragmatiste peut amener à modifier les hypothèses de départ. Ainsi les dernières hypothèses et les résultats peuvent être éloignés des opinions présentes dans les différents secteurs de la société sur ce sujet.

 

4. L’enquête sociale pragmatiste est un processus d’intelligence collective:

4.1. La méthode pragmatiste conduit le chercheur pragmatiste, quand c’est possible, à produire une enquête qui soit le produit d’un processus d’intelligence collectif.

4.2. Il ne se situe pas dans une position de surplomb par rapport aux acteurs de terrain mais en continuité avec eux et peut leur proposer d’être eux-mêmes des acteurs-chercheurs de ce processus.

 

 

Irène Pereira

 

Bibliographie:

 

Barbier René, La recherche-action existentielle. Disponible sur: http://www.barbier-rd.nom.fr/RAInternet.Html

Dewey John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, 1993 .

Soulé Bastien, “Observation participante ou participation observante ?”, Recherches qualitatives, Vol. 27 (1), 2007. Disponible sur: http://www.recherche-qualitative.qc.ca/numero27(1)/soule.pdf

 

 

 

Annexe- La sociologie pragmatique dans la galaxie des sociologies

 

1. Sociologie pragmatique et sociologies structuralistes: La sociologie pragmatique, dans sa version pragmatiste, se distingue des sociologies structuralistes sur les points suivants: 

1.1. La sociologie structuraliste s’attache à produire une explication en soi du réel social.  

1.2. Une telle option suppose d’effectuer une rupture rationaliste avec les connaissances immédiates vraisemblables. 

1.2.1. Le sociologue occupe une position de surplomb transcendant les acteurs. 

1.2.2 Le sociologue leur dévoile des vérités qu’ils ignorent. 

1.2.3. Le sociologue occupe une place d’avant-garde émancipatrice.

1.3. Les sociologies structuralistes impliquent une rationalité du réel qui implique donc sa prévisibilité.

1.4. Elles supposent qu’il soit possible de fonder une connaissance vraie sur l’immanence du réel.

1.5. Elles supposent que la connaissance scientifique est une connaissance vraie.

1.6. La sociologie pragmatique ne prétend pas atteindre une connaissance en soi de la réalité sociale. Néanmoins, à partir des dynamiques de lutte et de résistance collectives, elle peut émettre des hypothèses sur la structure sociale.

 

2. Sociologie pragmatique et sociologies compréhensives: La sociologie pragmatique dans sa version pragmatiste se distingue des sociologies compréhensives pour les raisons suivantes:

1.1. Elles supposent des approches fondationnalistes: il s’agit de fonder la spécificité du monde humain, par rapport aux choses matérielles, sur l'intentionnalité de l’esprit.

1.2. Elles s’appuient sur une analyse des mentalités et des représentations et non sur les discours et les actions des acteurs.

1.3. A partir des discours des acteurs, la sociologie pragmatique peut effectuer des hypothèses sur leurs intentions, mais elle ne peut avoir la prétention de connaître en soi ce que pensent les individus.

 

3. Sociologie pragmatique et sociologies individualistes: La sociologie pragmatique dans sa version pragmatiste se situe comme ces sociologies au niveau des actions des acteurs.

3.1 Mais, à la différence de ces dernières, elle n’est pas nominaliste et ne se restreint pas spécifiquement sur les individus comme acteurs mais plutôt sur des entités collectives telles que des organisations ou des collectifs.

3.2. Elle ne se centre pas sur l’action individuelle, mais sur l’action collective.

3.3. L’analyse prend pour moment privilégié les actions de lutte collective, les conflits sociaux, les disputes..., c’est-à-dire les situations conflictuelles.

3.4. Les actions individuelles, dans une telle approche, sont analysées à partir de leur insertion dans des collectifs.

 

4. Sociologie pragmatique et sociologie de l’acteur réseau (Latour, Callon) : La sociologie pragmatique se différencie des sociologies de l’acteur réseau sur les points suivants:

4.1. Elle n’adopte pas le principe de symétrie absolue: symétrie entre humains et non-humains (machines et animaux).

4.2. Le sociologue ne saurait être un représentant: il ne prétend pas produire une représentation de la réalité.

4.3. Il ne représente ni des humains, ni des non-humains.

4.4. Il ne prétend pas construire des représentations qui seraient la réalité elle-même, mais il entend produire des instruments pour l’action. Néanmoins, la recherche de la vérité entendue comme représentation adéquate du réel reste un horizon de l’enquête scientifique. En effet, pour la philosophie pragmatiste, c’est la capacité d’une théorie à représenter le plus adéquatement le réel qui constitue une condition de possibilité de son efficace.  

 

Tableau des correspondances: 

 

Sociologies structuralistes	Sociologie pragmatique (lecture pragmatiste)	Sociologies compréhensives
Structures sociales	Actions	Représentations, mentalités, valeurs, idées...
Économique	Politique	Culture
Société	Organisations, collectifs...	Individu
Niveau macro-	Niveau méso-	Niveau micro-