Document de travail
I- Proudhon et l’éducation polytechnique
Il est possible de dégager de la sixième étude de De la justice dans la Révolution et l’Eglise de Proudhon une analyse pragmatiste du travail. Voici quelques éléments qui paraissent intéressants à retenir d’une telle lecture:
1. En affirmant que “l’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir l’action, à peine de déchéance pour l’agent”, Proudhon affirme une conception pragmatiste du travail.
En effet, il continue en ajoutant: “cela signifie que toute connaissance, dite à priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail pour servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseigne l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, accrédités par la politique de tous les siècles”.
Il s’agit bien ici d’une conception pragmatiste qui fait du travail, comme paradigme de l’action humaine en général, la condition de possibilité de développement de l’intelligence.
2. Une telle conception s’oppose au dualisme entre le corps et l’esprit que véhicule la religion et la philosophie:
“ L’homme est capable par sa pensée de séparer son moi de son non-moi, de distinguer en lui la matière et l’esprit, le corps et l’âme; par cette abstraction fondamentale, de se créer deux sortes de vies: une vie supérieure ou animique, et une vie inférieure ou matérielle ”.
3. Cette tendance au dualisme entre corps et âme a son pendant dans la société, dont on peut se demander à l’inverse de ce que semble supposer Proudhon, si ce n’est pas cette division sociale qui induit la division mentale:
“La division de la société en deux catégories, celle des spirituels, faite pour le commandement, et celle des charnels, voués au travail et à l’obéissance”
4. Le libéralisme partage avec le christianisme la même dévalorisation du travail, qui sert à justifier le fait de ne pas améliorer les conditions de travail des ouvriers:
“ Ne cherchez pas au mal dont se plaint le travailleur d’autre remède. Surtout gardez-vous, sous aucun prétexte, d’intervenir arbitrairement dans le jeu des forces économiques [...]. Que le travail n’est pas d’ordre humain, c’est-à-dire moral et juridique, mais seulement de nécessité externe, imposé par l’inclémence de la nature et la rareté des subsistances”.
Le libéralisme tend ainsi à naturaliser la pénibilité du travail et à ne pas en faire une conséquence de l’organisation du travail. Cette organisation du travail en réalité, reposant sur la division du travail, tend en particulier à réitérer le dualisme entre le corps et l’esprit en distinguant travail manuel et activités intellectuelles.
5. En réalité, le travail présente toujours deux aspects qui sont les deux versants d’une même réalité:
- le travail a un versant objectif: il est “ pénible [...] d’où résulte, a priori, que toute fatigue est déplaisance, dans le travail, ne saurait absolument disparaître”.
- il a un aspect subjectif: “il est spontané et libre, principe de félicité: c’est l’activité dans son exercice légitime, indispensable à la santé de l’âme et du corps”.
Le travail n’instaure pas une rupture nette entre la nature - domaine de la nécessité - et la culture - de l’ordre de la pure liberté. Mais il y a une continuité entre les deux. Il s’agit d’un naturalisme émergentiste.
L’enjeu est alors de savoir si une réorganisation du travail permettrait de faire primer l’aspect épanouissant du travail sur son aspect pénible. Quelles en seraient alors les conditions ?
6. Proudhon oppose à l’organisation du travail parcellaire, qui transforme le travailleur en mécanisme, la “polytechnie” de l’apprentissage:
“L’idée doit retourner à l’action, ce qui veut dire que la philosophie et les sciences doivent rentrer dans l’industrie, à peine de dégradation pour l’Humanité”.
C’est en effet la disjonction entre activités manuelles d’un côté et activités intellectuelles de l’autre qui réduit le travail à n’être qu’une activité pénible et non épanouissante:
“Le plan de l’instruction industrielle [...] consiste, d’un côté, à faire parcourir à l’élève la série entière des exercices industriels, en allant des plus simples aux plus difficiles, sans distinction de spécialité; - de l’autre, à dégager de ces exercices, l’idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l’industrie”.
Il s’agit donc d’une forme d’“instruction intégrale” (1).
Cet apprentissage conduit en particulier l’ouvrier à exécuter “l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement, et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices”.
II- Le syndicalisme révolutionnaire et la journée de huit heures
Proudhon ne se montre dans son texte favorable ni aux syndicats ni aux grèves ou à la réduction du temps de travail. Cependant, en 1906, en particulier sous l’impulsion du syndicaliste révolutionnaire Emile Pouget, la CGT adopte la campagne pour les huit heures: “huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de sommeil”.
Paul Lafargue, dans un texte de 1882 rappelle: “Le premier congrès de l’Internationale, le Congrès de Genève de 1866, déclara que "la condition première, sans laquelle toute tentative d'amélioration et d'émancipation échouerait, est la limite légale de la journée de travail. Cette limitation s'impose afin de restaurer la santé et l'énergie physique des ouvriers, et de leur assurer la possibilité d'un développement intellectuel, des relations sociales et une action politique. Le Congrès propose que la journée légale de travail soit limitée à huit heures. Cette limite est demandée par les ouvriers des Etats-Unis, et le vote du Congrès l'inscrira sur le programme des classes ouvrières des deux mondes ."
Il est possible de noter dans ce cadre que la réduction du temps de travail semble permettre au travailleur, dans une société où le travail est aliéné, non seulement de se reposer, mais de développer des dimensions de l’action humaine que le travail aliéné ne permet pas de développer: activités intellectuelles, relations sociales et action politique.
Néanmoins, dans la société d’après la révolution, la réduction du temps de travail se maintient-elle ?
“Au congrès confédéral, [...] ils n’osèrent pas fixer plus bas qu’à huit heures le maximum quotidien de la durée du travail. L’expérience prouva tôt combien ces frayeurs étaient mal fondées. Jamais l’ardeur au travail n’avait été si vive, si unanime. [...] Rares furent ceux boudant à la besogne. Tellement rares, que les syndicats dédaignèrent de prendre à leur égard des mesures de boycottage effectif. On se borna à les traiter par le mépris, à les tenir à l’écart. Les paresseux furent aussi mal vus que l’étaient autrefois les mouchards et les souteneurs.” (Pouget et Pataud, Comment ferons nous la révolution ?, 1909).
La réduction du temps de travail à 8 heures par jour est maintenue et suffit amplement à organiser l’abondance dans la société. Si le travail est désaliéné dans cette utopie syndicaliste et libertaire, cela signifie que ne se trouvent plus scindée les dimensions manuelles et intellectuelles du travail, la capacité pour le travailleur de décider de l'organisation de la production et la dimension de sociabilité du travail. Le travail non-aliéné est alors toute activité socialement utile de transformation du réel dans laquelle s'exprime l'ensemble des dimensions de l'agir humain.
Néanmoins, l’existence d'un temps de loisir dans l'utopie communiste libertaire s’explique peut-être par le fait que l’affirmation de l’individualité passe également par l’existence d’un temps tourné vers la consommation, entendu ici comme en priorité tourné vers la reconstitution de la force vitale et le plaisir que l'on retire d'une activité: dormir, manger, sexualité...
Marx dans les Manuscrits de 1844 décrit ainsi ce type d'activité dans le cadre d'une société où le travail est aliéné: "On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) n'a de
spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l'habitat, la parure, etc., et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus
qu'animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.
Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l'ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce
ne sont plus que des fonctions animales".
Cela signifie donc que dans une société où le travail n'est plus aliéné, ces activités elles-mêmes se transforment pour devenir également des activités plus authentiquement humaines.
Irène Pereira
(1) L’éducation intégrale, telle que la théorise par la suite Paul Robin, se veut à la fois physique, intellectuelle et morale.
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