Document de travail
La sociologie pragmatique (ou pragmatiste) fait des scènes de conflictualité sociale un objet d’étude privilégié. Néanmoins, en adoptant des méthodes qualitatives telles que l’observation participante ou la recherche-action, n’est-elle pas conduite à ne pas pouvoir ressaisir les rapports sociaux que les méthodes quantitatives macro-sociologiques feraient apparaître ?
Perspective pragmatiste et action collective
La sociologie pragmatique privilégie les scènes de dispute ou d’action de lutte, moments durant lesquels se déroulent des épreuves de force et de légitimité, afin de construire différentes grammaires qui permettent de décrire les logiques d’opposition entre les acteurs collectifs. Toute scène fait apparaître à la fois des épreuves de force et des épreuves de légitimité. Ces dernières sont des formes sublimées des premières, mais pour autant elles ne peuvent pas y être réduites sans effectuer une erreur de catégorie. Ainsi, la sociologie pragmatique peut s'intéresser à la manière dont, dans des organisations de lutte de subalternes, peuvent être produites des décisions au cours d’assemblées générales de militants.
Une telle perspective privilégie donc les acteurs collectifs qui mettent en oeuvre des capacités discursives et d’action critique.
La sociologie pragmatique rejoint ici le pluralisme d’Hirschman1. Face à une même situation, les acteurs peuvent soit faire preuve de loyauté en acceptant les justifications des dominants, soit ils peuvent protester en mettant en avant des actions de résistance individuelle ou collective.
L’approche pragmatiste tend à concevoir l’action collective de lutte non pas comme un phénomène exceptionnel, un miracle, mais comme une brèche qui peut être ouverte ou pas par les acteurs. La comparaison avec d’autres situations semblables dans laquelle cette brèche s’est produite peut aider à comprendre pourquoi dans ce cas précis les acteurs n’ont pas été amenés à emprunter cette stratégie.
L’action de résistance individuelle n’est pas conçue comme la condition de possibilité de l’action collective. En effet, l’action collective a ses mécanismes propres qui n’en font pas un simple agrégat d’actions individuelles. En particulier, ce point apparaît dans les différences qui existent entre les justifications que peuvent donner les individus de leurs actes de résistance et la théorisation que peuvent en produire des organisations de lutte.
Scènes d’interaction et rapports sociaux
La perspective pragmatiste privilégie les démarches sociologiques qualitatives mettant en oeuvre la participation du sociologue et des acteurs. Une telle approche tend à amener à ne saisir que des scènes d’interaction.
Or il est possible de se demander si cela ne conduit pas à diluer les rapports sociaux, à les relativiser à partir de la multiplicité des situations, alors que les méthodes quantitatives macro-sociologiques permettraient de mieux faire apparaître les structurations sociales telles que les classes sociales.
Ainsi, l’analyse des relations sociales diverses peut laisser paraître que les hommes ne dominent pas systématiquement au sein du foyer, alors qu’une analyse macro-sociologique de la répartition des tâches ménagères ferait plus clairement apparaître des classes de sexe.
Dans sa dimension philosophique, le pragmatisme est en lui-même une critique de la division de la société en groupe sociaux inégalitaires. En effet, le pragmatisme, en partant de l’action, et non de la théorie, remet en cause tous les dualismes philosophiques: nature/culture, corps/esprit... Or ceux-ci peuvent être analysés comme la conséquence de la division de la société en classes sociales: classes laborieuses/classes intellectuelles et oisives, femmes/hommes... (comme le montre Dewey dans Reconstruction en philosophie).
La perspective sociologique pragmatiste consiste à considérer que l’approche macro-sociologique quantitative ne peut à elle seule dégager l’analyse politique de la conflictualité sociale sans les luttes menées par les collectifs de subalternes. Ainsi, l’analyse quantitative permet de dégager nombre de discriminations - concernant par exemple l’apparence physique ou l’âge -, mais celles-ci ne constituent pas pour autant des rapports sociaux. En effet, c’est lorsque ces discriminations provoquent des mouvements sociaux de contestation qu’elles deviennent un conflit politique et qu’il est alors possible de les théoriser comme des rapports sociaux.
Ces derniers, au cours d’une lutte, produisent en outre des discours généraux par lesquels ils théorisent l’existence de rapports sociaux inégalitaires. Les discours scientifiques ne dévoilent pas tant ces rapports, contrairement à ce qu’ils prétendent, mais fournissent en réalité bien souvent davantage des justifications aux discours de certains acteurs qu’ils prolongent. En effet, ce serait une conception profondément intellectualiste de penser que les mouvements ouvriers ou féministes ont attendus les analyses de Marx ou le féminisme universitaire pour théoriser les rapports sociaux inégalitaires.
Si l’on reprend les notions marxistes de classe en soi (position objective) et de classe pour soi (conscience de classe), le pragmatisme n’accorde le primat méthodologique ni à l’un, ni à l’autre niveau, mais aux luttes sociales. Celles-ci sont analysées comme les processus qui produisent hypothétiquement la conscience de classe et comme ce qui permet d’induire par hypothèse des rapports sociaux.
La sociologie pragmatique fait apparaître au contraire la diversité des analyses par les dominés de la conflictualité sociale dans un premier temps. Ce n’est que dans un deuxième temps de l’analyse que la sociologie pragmatique peut effectuer une analyse comparée de ces différents discours afin de tenter d’établir lesquels apparaissent comme les plus justifiés.
Irène Pereira
1Hirschman A., Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press,1970.
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