Document de travail
La sociologie pragmatique telle que nous l’entendons tente d’induire, sous forme d’hypothèses formulées à partir des observations effectuées et des grammaires ainsi construites, une théorie des rapports sociaux. En effet, le présupposé qui sous-tend une telle approche, c’est qu’il ne peut pas y avoir de théorie des rapports sociaux sans partir des luttes sociales qui politisent les états de fait. Cette politisation ne peut être le fait du scientifique, celui-ci ne peut que partir d’une politisation effectuée par les acteurs.
L’analyse pragmatiste des rapports sociaux l’amène à rencontrer sur son chemin les théories de l’intersectionnalité.
- Les limites des principales grammaires de la gauche radicale:
L’étude des mobilisations qui existent en France actuellement au sein de l’espace des mouvements sociaux de la gauche radicale nous amène à constater l’existence d’une multiplicité de mouvements: certains impulsés par les syndicats, d’autres féministes, écologistes, anti-racistes, anti-sécuritaires, autour du logement...
Se pose alors un problème : est-il possible, du point de vue d’un intérêt scientifique aussi bien que militant, de produire une théorisation unifiée de ces mouvements sociaux ?
Si l’on part des grammaires aussi bien militantes que théoriques que nous avons dégagées de notre étude de la gauche radicale (Les grammaires de la contestation, La découverte, 2010), elles nous semblent poser chacune un problème majeur:
a) La grammaire universaliste et humaniste consiste à traiter les différents mouvements sociaux comme s’ils étaient l’expression d’une revendication de droits universels pour l’égalité entre les êtres humains.
De fait, dans ce cas, ce qui apparaît effacé, c’est l’expression par les opprimés du fait qu’ils ne peuvent pas désirer s’unir avec d’autres êtres humains avec lesquels ils sont en lutte et qui constituent pour eux les oppresseurs.
b) La grammaire socialiste anti-capitaliste consiste à considérer que tous les mouvements sociaux s’opposent à un ennemi commun qui serait le système capitaliste. De fait, il y aurait une alliance logique qui devrait s’effectuer entre tous les opprimés face aux capitalistes et au système capitaliste. Cependant, là encore, cette grammaire tend à effacer les rapports d’oppression qui traversent le groupe des opprimés.
c) La grammaire postmoderne part de la pluralité des revendications et des dénonciations des rapports d’oppression.
Mais se posent alors trois problèmes: i) cette pluralité ne condamne-t-elle pas l’analyse des mouvements sociaux à l’éclatement? ii) Ne rend-t-elle pas tout mouvement commun impossible?
iii) Tous les mouvements sociaux renvoient-t-ils de manière identique à des systèmes d’oppression spécifiques ?
- Une grammaire socialiste des systèmes d’oppression autonomes:
Notre approche consiste à distinguer plusieurs critères de ce qu’est un mouvement social de la gauche radicale et un système d’oppression autonome:
Il s’agit de partir dans un premier temps:
a) de l’affirmation par les opprimés, par leurs modes d’organisation collective, d’une autonomie de leur lutte
b) celle-ci apparaît alors comme la manifestation concrète de l’affirmation d’une oppression spécifique.
Un mouvement social se caractériserait alors par les modes d’organisation autonomes de ses militants, indépendamment de ceux qu’ils considèrent comme leurs oppresseurs. Cela les conduit généralement à se doter d’un nom spécifique.
- Par conséquent, il est possible d'émettre l’hypothèse, par analogie avec le mouvement ouvrier qui luttait contre le système capitaliste, qu’à une revendication d’autonomie correspondrait un système d’oppression autonome. De fait, il est possible de constater que la stratégie visant à justifier l’autonomie de leur mouvement social par l’existence d’un système d’oppression autonome peut être employée par les militants de ces mouvements sociaux. Les féministes radicales parlent alors de système patriarcal, des militants anti-racistes de système raciste...
A partir de l’existence d’un mouvement social autonome, il est possible d’émettre les hypothèses suivantes sur les caractéristiques d’un système d’oppression autonome :
c) C’est un système dans lequel il existe une opposition entre deux groupes sociaux qui sont dans un rapport inégalitaire et dont l’un lutte pour la fin de son oppression.
d) Il est en outre possible d’émettre l’hypothèse qu’il existe un système d’oppression lorsque le mouvement social en question lutte et porte des revendications à la fois contre l’exploitation économique, la domination politique et l’oppression culturelle.
Il est en effet possible, comme le montre le tableau ci-dessous, de remarquer que le mouvement ouvrier contre le système capitaliste, le mouvement féministe, anti-raciste... ont porté des revendications concernant ces trois dimensions.
Ainsi, un mouvement social au sein de la gauche radicale qui ne lutte pas contre l’exploitation économique, peut connaître une dérive vers le libéralisme économique. Un mouvement qui ne lutte pas pour une égalité de décision, peut connaître une dérive autoritaire. Enfin, un mouvement qui ne lutte pas pour une transformation des pratiques et des modes de vie, peut connaître une dérive conservatrice.
Il nous semble - à partir de ces trois critères: a) revendication d’autonomie b) lutte contre un oppresseur c) revendications culturelles, politiques et économiques - qu’il est possible actuellement de distinguer cinq systèmes d’oppression autonomes (1):
Tableau des systèmes d’oppression et des rapports sociaux qui les composent:
Systèmes d’oppression --------------->
Rapports sociaux: |
Système hétéro- patriarcal |
Systèmes d’exploitation : système capitaliste |
Systèmes théologico- politique: système théologico- étatique |
Système raciste |
Système techno -cratique |
Rapports Culturels: (mentalités et com- portements) |
Sexisme, homophobie, lesbophobie, transphobie |
Mépris de classe, mépris de la culture populaire |
Croyance en la nécessité de la hiérarchie |
Idéologies, injures et compor- tements racistes |
Idéologie de l’expertise, consumé - risme |
Rapports politiques, pouvoir de décision |
Relégation des femmes dans l’espace domestique, sous- représ entation dans l’espace public politique et militant |
Hiérarchie dans l’entreprise: distinction entre fonctions de direction et d’exécution |
Hiérarchie et séparation entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui obéissent |
Absence de droits politiques pour les étrangers |
Pouvoir de décision sur la base d’une autorité technique, pas de prise en compte des fins, mais uniquement des moyens |
Rapports éco -nomiques |
Exploitation domestique (mode de production domestique) |
Exploitation capitaliste (mode de production capitaliste) |
Exploitation au sein du mode de production étatique: - entreprises publiques - système fiscal |
Exploitation raciste: - esclavage moderne - exploitation des travailleurs sans papiers... |
Exploitation technocra- tique: - exploitation de la nature et de l’homme en tant qu’il est un être vivant. |
- Des systèmes autonomes, mais en interaction:
- Partant d’une revendication d’autonomie des mouvements sociaux, les systèmes apparaissent d’abord comme autonomes.
Cette conception de l’autonomie des systèmes apparaît bien souvent illustrée par l’expérience de pensée par laquelle on montre que même avec la disparition des autres systèmes, le système en question ne disparaîtrait pas.
- Néanmoins, si ces systèmes sont autonomes, ils n’en sont pas moins en interaction.
En effet, il est possible d’argumenter par exemple le fait que la place des femmes dans le système patriarcal a des répercussions sur leur place dans le système capitaliste.
Ex: C’est parce que les femmes sont assignées à l’éducation des enfants qu’elles sont également le plus souvent des travailleuses à temps partiel.
De même, il est possible de penser que la place que certaines femmes occupent dans le système patriarcal est liée à leur place dans d’autres systèmes. Ainsi, une femme prolétaire peut être conduite à délester une femme bourgeoise d’une partie des tâches qui lui incombe dans le système patriarcal.
- De la pluralité des luttes à la convergence des luttes:
Si l’on sort de la dimension de l’analyse théorique pragmatiste, qui consiste à partir des mouvements et de leurs revendications pour induire une théorie des systèmes d’oppression et des rapports sociaux, il est possible d’essayer de penser ce que peut être une stratégie de convergence des luttes:
- Cette dernière part de la revendication radicale d’autonomie de chaque mouvement social
- Mais du fait de l’interaction entre les systèmes d’oppression, elle s’appuie sur le fait que pour combattre un système, il est nécessaire de combattre les autres car les uns et les autres s’entretiennent mutuellement. Il tendent à former système.
- Se pose alors la question de la constitution de stratégies d’action communes: constitution de collectifs d’organisations, réunions communes, prise de décisions légitimes, appels communs, actions communes...
Conclusion:
Cette méthode, nous pouvons la qualifier de matérialisme pragmatiste pour trois raisons:
a) il s’agit d’une méthode matérialiste car il s’agit d’accorder le primat méthodologique non pas aux représentations des opprimés, à leur conscience, mais à leurs luttes.
Mais parce que cette méthode: a) ne part pas des rapports sociaux, mais des luttes sociales, b) considère que la conscience (classe pour soi) est le produit des luttes collectives, elle est pragmatiste.
b) Elle est matérialiste car elle émet l’hypothèse que ces luttes sont une réaction contre des rapports sociaux. Ces rapports sont l’effet de pratiques: culturelles, politiques et économiques.
c) Enfin, cette méthode est matérialiste car elle suppose qu’il ne peut pas y avoir de système d’oppression sans qu’il existe un rapport d’exploitation économique.
Nous appelons cette conception du point de vue politique socialisme radical. Elle est socialiste car elle suppose qu’une lutte des classes traverse chaque système d’oppression. Une classe
sociale étant alors définie par des caractéristiques économiques, politiques et culturelles au sein d’un système d’oppression.
Ce socialisme est radical car il part de l’autonomie de chaque sujet collectif à s’organiser et ce n’est qu’à partir de cette réalité qu’un mouvement d’émancipation global peut être construit.
Irène Pereira
(1) L'héteronomativité ne constitue pas selon nous un système d'oppression autonome car il n'a pas de base matérielle d'exploitation en soi, cette base est constituée par le mode de production domestique qui constitue la base matérielle du système patriarcal.
La domination que subissent les enfants nous semble également être liée au système patriarcal et à l'institution de la famille.
L'âgisme ne constitue pas un système autonome du moins dans nos sociétés. Il semble exact de considérer que la domination des anciens sur les jeunes a structuré les sociétés traditionnelles. Mais ce rapport nous semble bien moins claire depuis les années 70. De fait, il n'existe plus de mouvements sociaux liés à une telle revendication.
L'handiphobie ne nous semble pas relever non plus d'un système de d'oppression autonome car il ne semble pas s'appuyer systématiquement sur une base matérielle d'exploitation de la force de travail. Néanmoins il est possible de se demander dans quelle mesure il ne sert pas de modèle de justification à d'autres formes d'oppression. Par exemple, on peut se demander si l'infériorité des femmes et des racisés n'est pas pensée sur le modèle de celle des personnes handicapées. Ainsi, Aristote affirme que la femme est le monstre de l'homme. Les nazis ont commencé par expérimenter l'extermination des personnes handicapées avant celle des juifs et des tziganes. Les zoos humains présentent des "freaks" et des racisés.
Bibliographie sur les systèmes d’oppression autonomes:
- Système capitaliste:
Marx Karl, Le capital (3 volumes)
Bihr Alain, La préhistoire du capital
Bihr Alain, La reproduction du capital-Prolégomènes à une
théorie générale du capitalisme
Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme
[ La problématique porte ici sur la persistance des éléments issus du capitalisme industriel et les transformations de la rationalité capitaliste: plutôt que de les analyser en termes de sucession, il nous a paru interessant d'étudier leur coexistence et relations - entreprise et Etat bueraucratique d'une part et d'autre part entreprise managériale et nouvelles formes de gouvernance : Irène Pereira, Les travaileurs de la culture en lutte - Le syndicalisme d'action face aux transformation de l'Etat et du capitalisme.]
- Sytème hétero-patriarcal:
Delphy Christine, L’ennemi principal(2 volumes) [ Théorise le mode de production domestique]
Wittig Monique, La pensée straight [ Théorise le système héterosexiste]
[le débat entre les deux auteures porte sur l’autonomie du système hétérosexiste par rapport au système patriarcal ]
- Système technocratique:
Marcuse Herbert, L’homme unidimensionnel
Ellul Jacques, Le système technicien
Habermas Jurgen, La technique et la science comme idéologie
Mercier Vega Louis, Les nouveaux patrons: onze études sur la technobureaucratie
[Ces quatre auteurs ont produit des théorisations de l’existence d’un système technicien, technocratique ou de la rationalité instrumentale: il existe néanmoins des divergences entre leurs différentes théorisations]
- Système théologico-étatique:
Proudhon Pierre Joseph, L’idée de révolution au XIXe
Bakounine Mikhael, Fédéralisme, socialisme et anti-théologisme
Leval Gaston, L’Etat dans l’histoire
Lefebvre Henri, De l’Etat (4 volumes, voir en particulier le Volume 3, intitulé Le mode de production étatique)
- Système raciste:
Danièle Kergoat. « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux. » In Sexe, race, classe (2009)
Francesca Scrinzi, « Quelques notions pour penser l’articulation des rapports sociaux de « race », de classe et de sexe », Les cahiers du CEDREF, 16 (2008)
(Deux articles abordant la question des rapports sociaux de “race”)
Bibliographie sur les relations entre les différents systèmes d’oppression (cumul, consubstantialité, intersection, ...):
Bessin, Marc et Dorlin, Elsa (2005) : « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? » : L’Homme et la société:n°158: pp. 11-25.
Bilge, Sirma (2009): “Théorisations féministes et intersectionnalité“: Diogène, n°225: pp.70-88.
Bonfiglioli, Chiara (2007): « L'éco-féminisme, entre matérialisme et utopie» : Congrès Marx Internationale V/ Actuel Marx, http://netx.uparis10.fr/actuelmarx/cm5/femliste.htm(Consulté le 26/07/2010)
Corbeil, Christine/Marchand Isabelle (2006): « L’approche intersectionnelle : origines, fondements théoriques et apport à l’intervention féministe »: Acte de Colloque Relais femme
Davis, Angela (2005): « Un entretien avec Angela Davis sur les banlieues Multitudes,
http://multitudes.samizdat.net/Un-entretien-avec-Angela-Davis-sur (Consulté le 26/07/2010)
Davis, Angela (1989): «Face à l'ennemi commun: les femmes et la bataille contre le racisme »:Femmes, culture et politique: Paris: Messidor/Ed. Sociales.
Dorlin, Elsa (2005): “De l'usage épistémologique et politique des catégories de sexe et de race dans les études sur le genre“: Les cahiers du genre:n°39, pp.85-107
Dorlin, Elsa (2006):La matrice de la race: Paris: La découverte
Dorlin, Elsa (2007): Black Feminism:Paris: L'harmattan.
Dorlin, Elsa (2008): Sexe, genre et sexualités : introduction à la théorie féministe : Paris : PUF
Falquet, Jules (2006): « Hommes en armes et femmes « de service » : tendances néolibérales dans l’évolution de la division sexuelle et internationale du travail »: Les Cahiers du Genre:n° 40: pp.15-38.
Falquet, Jules (2009): « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale »: Sexe, race, Classe. Pour une épistémologie de la domination: Paris: PUF.
Galerand, Elsa (2009): « La marche mondiale des femmes en 2000 »: Le sexe du militantisme:Paris: Presses de sciences politiques.
Juteau, Danièle (1999): « De la fragmentation à l'unité. Vers l'articulation des rapports sociaux »: L'éthnicité et ses frontières, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal.
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