La Découverte, 2011, 315 p., 19 euros.
Enquête sociologique collective de: Pierre Baron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette
Cet ouvrage constitue une très intéressante synthèse d’une enquête sociologique collective sur les grèves de sans-papiers qui se sont déroulées entre 2006 et fin 2010. Celle-ci se compose d’entretiens et d’observations participantes, ainsi que d’un travail d’analyse et de recueil de documents tels que des tracts.
Les auteurs retracent le mouvement de manière chronologique en faisant précéder leur enquête d’une remise en contexte des grèves de sans-papiers à partir des années 1970.
L’enquête comporte des entretiens avec divers acteurs du mouvement tant du côté militant: grévistes, responsables syndicaux CGT ou associatifs, que de celui des patrons ou des responsables de l’administration française.
Cette pluralité des points de vue permet de faire apparaître les logiques divergentes qui s’expriment tant dans les discours que dans les stratégies d’action des acteurs.
Nous allons nous attacher ci-dessous à effectuer quelques remarques sur certains éléments qui nous ont paru parmi les plus notables.
- Des papiers pour les travailleurs sans-papiers ou des papiers pour tous ?
Une des tensions qui traversent le mouvement des grévistes, et qui va l’opposer en partie aux collectifs de sans-papiers, réside dans le type de revendication que peut et doit porter un mouvement de sans-papiers: “Mais c’est l’occasion à travers un combat de slogans, de réaffirmer le différend: au slogan (“Qu’est ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tous !”) [des collectifs de sans-papiers] répond celui plus circonscrit (“Régularisation de toutes les travailleuses, de tous les travailleurs sans papiers !”) des délégués des grévistes [...]” (p.267).
En recourant à la grève et en présentant les sans-papiers avant tout comme des travailleurs, la CGT met en avant ce que nous avons appelé la grammaire[1] socialiste (cf. Les grammaires de la contestation, La découverte, 2010).
Au contraire, les stratégies précédentes, par exemple celles de RESF[2], avaient tendu à réclamer la régularisation des sans-papiers sur la base d’un argument humaniste qui est celui du respect de la vie de famille en tant que “droit de l’homme”.
La revendication des papiers pour tous est plus générale, elle semble pouvoir être interprétée comme des papiers pour tous les êtres humains ou des papiers pour tous les racisés. Cette revendication peut donc sembler convenir à des grammaires différentes: humaniste dans le premier cas, tandis que la seconde interprétation peut être compatible aussi bien avec une grammaire socialiste de l’autonomie qu’une grammaire postmoderne.
- Le rapport à l’Etat et au patronat
Une seconde tension qui apparaît est celle du rapport au patronat: une grève pour des papiers qui sont accordés par les services de l’Etat est-elle dirigée également contre les patrons ou peuvent-ils être des alliés ?
La question apparaît comme ambiguë et complexe: “On leur demande [aux patrons] de reconnaître les grévistes comme travailleurs et d’établir des promesses d’embauche. Mais il s’agit d’une revendication secondaire du mouvement: ce dernier s’adresse avant tout au ministère, seul capable de produire la circulaire revendiquée...[Les patrons] contestent avant tout la grève” (p.202), mais une autre phase du mouvement voit certains patrons adopter avec la CGT “une position commune” justifiée côté patronal par un réalisme économique.
Le problème qui nous semble se poser à travers ces stratégies d’action est le suivant: l’Etat constitue-t-il uniquement un instrument de la classe dominante au service des intérêts capitalistes ou développe-t-il ses propres intérêts ?
Il est ainsi possible de considérer que ceux qui reprochent l’adoption d’une “position commune” comme “le signe d’une compromission avec les organisations patronales” (p.251) adhèrent à la lecture purement anti-capitaliste de l’Etat (grammaire socialiste de type marxiste).
Néanmoins, si on voit dans l’Etat un système d’oppression autonome, mais en interaction avec le capitalisme, il est possible de considérer que les intérêts des patrons et ceux de l’Etat peuvent entrer en conflit. En effet, alors que le patronat peut se satisfaire d’une certaine libre circulation de la main d’oeuvre, pour l’Etat dont une des dimensions de la légitimité est le contrôle des frontières, il est plus problématique de prôner une libre circulation des personnes. L’Etat apparaît alors dans une telle conception comme un système d’oppression spécifique ayant ses intérêts propres (grammaires socialiste de type anarchiste ou anarcho-syndicaliste).
Néanmoins, cela n’empêche pas que les travailleurs sans-papiers puissent être en conflit avec l’Etat sur l’obtention de papiers et avec leurs employeurs au sujet de leurs conditions de travail (ce qui correspond à l’hypothèse d’une pluralité de système d’oppression par opposition à la thèse du système principal).
- Rapports de domination, délégation et ressources scolaires
Un dernier point que nous voulons relever, ce sont les problèmes des rapports qui s’instaurent entre “grévistes” et “militants” : “ainsi se sont principalement des français blancs qui dirigent une grève principalement menée par les Africains noirs” (p.288).
En citant Bourdieu, les auteurs considèrent que “se faire représenter permet aux travailleurs sans papiers de lutter; mais cela les prive en partie de leur lutte qu’ils doivent remettre aux mains de leurs représentants. Dit autrement, “il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique””.
Or c’est cette aliénation dans une représentation qui est problématique dans une grammaire syndicaliste d’action directe. Dans cette dernière conception, l’empowerment attendu des grévistes résulte de l’action: “ Rétrospectivement, Aladji [un gréviste] avoue: Moi le premier au début, j’ai dit: “C’est pas possible”. Nous face à des patrons qui sont tellement durs ? Il faut y aller avec un gars de la CGT. Mais on est bien partis... Le moment où on a décidé de compter sur nous-mêmes, ça a porté ses fruits” (p.242). Mais tout le problème consiste alors à ce demander si l’empowerment par l’action peut suffire.
On remarque en particulier que parmi ceux qui sont choisis comme porte-parole militants, ce sont souvent des sans-papiers qui détiennent des ressources scolaires qu’ils peuvent reconvertir en ressources militantes: ce sont des grévistes qui ont fait un minimum d’études, qui maîtrisent le mieux la langue française orale, voire écrite... Ces ressources techniques, détenues par des dominés, peuvent contrebalancer en partie les rapports de domination raciaux présents dans les relations militantes.
Le deux conceptions - celle d’un empowerment par l’action ou celle de prédispositions liées à un capital - opposent par exemple la philosophie de l’émancipation de Rancière[3] et les analyses de la sociologie critique bourdieusienne qui considèrent bien souvent le capital militant comme supposant pour se constituer une reconversion du capital scolaire. Cette controverse savante rejoint le débat militant entre une grammaire léniniste qui met en avant le rôle d’une avant-garde instruite par une science à une grammaire syndicaliste d’action directe qui insiste sur le pouvoir d’empowerment de l’action.
Irène Pereira
Feuilleter l’ouvrage en ligne:
http://www.calameo.com/books/0002150221f5ad74bba99
Court métrage:
Collectif des cinéastes pour les “sans-papiers”, “On bosse ici, on vit ici, on reste ici”
http://www.youtube.com/watch?v=wzBJrthVTJs
[1]Modélisation philosophique des discours et des logiques des actions non-discursives des acteurs.
[2] Ce qui n’empêche pas RESF par ailleurs de faire partie des organisations qui soutiennent l’Acte II de la grève des sans-papiers. Un même acteur peut changer de grammaire ou se rallier momentanément à une autre grammaire: l’analyse grammaticale a pour fonction de faire apparaître les différences de logique.
[3] Rancière Jacques, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
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