On a souvent raillé la conception “utilitaire”, “sociale” et “morale” de l’art développée par Proudhon contre la théorie esthétique, dominante dans les milieux académiques, de l’art pour l’art. Zola en particulier s’est fait le critique des positions que Proudhon avait rédigées pour défendre son ami Courbet. Pourtant, il nous semble intéressant de revisiter les analyses de Proudhon en les mettant en parallèle avec celles de Dewey, relues par Richard Shusterman[1].
Ce dernier interprète l’oeuvre de Dewey comme remettant en cause les catégories de l’esthétique kantienne et en particulier la séparation que ce dernier effectue entre l’art et la vie. Cette séparation implique une conception désintéressée de l’art, l’art ne devrait avoir aucune utilité pour la vie.
** “Il serait inconcevable que l’idée du beau fût une création de toutes pièces de l’esprit humain, sans réalité dans la nature. Qu’est ce donc que l’esprit, sinon la nature ayant conscience d’elle même ?” (Proudhon, PADS[2], p.36)
Les deux auteurs, Proudhon et Dewey, partagent ainsi un même naturalisme continuiste:
“La nature de l’expérience [existentielle et donc également esthétique pour Dewey] est déterminée par les conditions fondamentales de l’existence. Si l’homme est différent des oiseaux et des bêtes, il partage avec eux des fonctions vitales de base, et comme eux, il lui faut fondamentalement s’adapter s’il doit survivre” (AE, p.32)
“Pour saisir les sources de l’expérience esthétique, il est donc nécessaire d’avoir recours à la vie animale en-dessous de l’échelle humaine” (AE, p.38)
**“J’appelle donc esthétique la faculté que l’homme a en propre d’apercevoir ou de découvrir le beau et le laid, l’agréable et le disgracieux, le sublime et le trivial, en sa personne et dans les choses, et de se faire de cette perception un nouveau moyen de jouissance, un raffinement de volupté. [...] Toute la vie va s’envelopper d’art [...]” (PADS, p.31)
Pour Proudhon, comme pour Dewey, l’art s’inscrit au contraire pleinement dans l’existence quotidienne, dans la vie en générale:
“Mais l’art dramatique, la musique, la peinture, et l’architecture que l’on vient d’évoquer ne possédaient aucun lien particulier avec les théâtres et les musées. Dotés d’une signification précise, ils faisaient partie de la vie d’une communauté organisée. [...] La montée du capitalisme a exercé une influence puissante sur le développement des musées en tant que lieu propres à accueillir les oeuvres d’art et a contribué à répandre l’idée que les oeuvres d’art ne font pas partie de la vie quotidienne” (Dewey, AE[3], p.27)
L’analyse de Dewey met en avant le rôle de l’organisation capitaliste de l’économie dans cette séparation entre l’art et la vie. ll est possible de rapprocher cette thématique de celle présente chez Weber d’une séparation des sphères d’activité à l’époque moderne sous l’effet de la rationalité instrumentale.
** “En cela consiste ce que j’appellerai la puissance d’invention de l’artiste; son talent (d’exécution) consistera à faire passer dans l’âme des autres le sentiment qu’il éprouve [...] Là où manque l’âme, la sensibilité, il n’y a point d’art, il n’y a que du métier” (PADS, p.33 et 35)
“Or autant la transmission de la pensée par le langage ordinaire peut être dite impersonnelle, autant les moyens employés par l’artiste sont empreints de sa personnalité” (PADS, p.63)
Les deux auteurs considèrent l’activité artistique comme exprimant la sensibilité singulière de l’artiste. C’est ce qui distingue la production artistique du simple savoir-faire professionnel. Ainsi Dewey écrit-il:
“Un artiste se distingue d’autres artistes lorsqu’il a non seulement des dons particuliers dans le domaine de l’exécution, mais également lorsqu’il s’avère doué d’une sensibilité exceptionnelle aux qualités des choses”. (AE, p.75)
** “Je définis donc l’art: Une représentation idéaliste de la nature et de nous-même, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. [...] Comment se soutiendrait-il, se développerait-il, si, ne possédant en soi ni sa matière, ni sa raison, il ne s’appuyait pas sur ces deux colonnes de toute liberté, le juste et le vrai ? L’art pour l’art, comme on l’a nommé, n’ayant en soi sa légitimité, ne reposant sur rien, n’est rien” (PADS, p.58 et 62)
“Toute création de l’art, comme de l’industrie ou de la politique, a nécessairement une destination; elle est faite pour un but. [...] la peinture aura pour effet, dans l’ensemble de ses oeuvres [...] d’exprimer la vie humaine [...] en un mot les formes, d’après leurs manifestations typiques, individuelles et collectives, et le tout en vue du perfectionnement physique, intellectuel et moral de l’humanité, de sa justification par elle-même, et finalement sa glorification” (PADS, p.118 et 119).
Tout comme Proudhon, Dewey ne fait pas de l’art une activité purement subjective et individuelle, mais y voit une activité sociale:
“Il en résulte un “individualisme” esthétique particulier” Les artistes ont l’impression qu’il leur appartient d’aborder leur travail comme un moyen à part/isolé d’”expression de soi”. (AE, p.28)
Les deux auteurs en ne séparant pas l’art de la vie quotidienne assignent à l’oeuvre esthétique une fonction sociale. Dewey la décrit de la manière suivante:
“ Les oeuvres d’art qui ne sont pas éloignées de la vie ordinaire et sont largement appréciées par une communauté, sont les signes d’une vie collective soudée. Mais elle contribue aussi merveilleusement à cette unification. [...] Dans la mesure où l’art exerce sa fonction, il contribue également à refaçonner l’expérience de la communauté dans le sens d’un ordre et d’une unité plus grands” (AE, p.110)
Cette fonction de l’art renvoi chez les deux auteurs à une conception perfectionniste en éthique. Ainsi Dewey écrit-il:
“ L’accomplissement d’une expérience présente un intérêt indéniable. Cette expérience peut être nocive pour l’humanité et son couronnement indésirable. Il n’en reste pas moins qu’elle a une qualité esthétique. L’identification que faisaient les Grecs entre bonne conduite et conduite caractérisée par la proportion, la grâce et l’harmonie le kalon-agathon) est un exemple plus évident encore de la présence d’une qualité esthétique dans l’action morale. Lorsque l’action est morale seulement en apparence, elle a un grand défaut, qui est d’être an-esthétique. Au lieu de donner l’exemple d’actions empreintes de grandeur, elle prend la forme de concession morcelées et accordées à contrecoeur aux exigences du devoir. Toutefois, ces exemples ne doivent pas masquer le fait que toute activité pratique, dans la mesure où elle est intégrée et progresse par son seul désir d’accomplissement possède une dimension esthétique”. (AE, p.63-64)
Dewey se situe avant tout dans une éthique, et non dans une morale. Il part non du devoir, mais de l’immanence d’une action humaine orientée par le seul effet de son désir d’unité et d’accomplissement. Néanmoins, dans la conception pragmatiste qui est la sienne, qui n’introduit pas une dualité entre l’individuel et le collectif, la recherche d’un accomplissement personnel trouve sa plus haute réalisation dans l’engagement social comme l’a montré Richard Shusterman dans son ouvrage La philosophie comme art de vivre.
** “La séparation du réel et de l’idéal est donc impossible, d’abord dans la nature, qui nous donne l’un et l’autre et nous suggère au moins l’autre; à plus forte raison dans l’art, cet art se réduisit-il à une simple photographie” (PADS, p.46)
“Ce qu’il nous faut, c’est un art pour ainsi dire pratique, qui nous suive dans nos fortunes; qui s’appuyant à la fois sur le fait et sur l’idée, ne puisse plus être débordé tout à coup et brisé par l’opinion, mais qui progresse comme la raison, comme l’humanité” (PADS, p.78)
Si Proudhon s’attaque en art au dualisme entre le réel et l’idéal, Dewey remet en cause celui entre la forme et la substance:
“Cette distinction métaphysique de la forme et de la matière s’est incrustée dans la philosophie qui a dominé la pensée européenne pendant des siècles. [...] Elle est la source de la prévention qui plaide en faveur de leur séparation, en particulier lorsque cela conduit à supposer que la forme possède une dignité et une stabilité qui font défaut à la matière” (AE, p.148).
L’expérience esthétique se caractérise pour Dewey par son unité: elle unifie l’ensemble des dimensions humaines. L’activité artistique est pour les deux auteurs une éthique en acte qui ne se limite pas à une contemplation.
Comme l’écrit Dewey:
“En bref, l’art, dans sa forme, unit pareillement phase d’action et de réception, flux et reflux de l'énergie, unité qui fait qu’une expérience est une expérience” (AE, p.73)
La critique des dualismes philosophiques est en effet une des dimensions spécifiques du pragmatisme que l’on retrouve chez ces deux auteurs.
Conclusion:
En rapprochant Proudhon de Dewey, peut-on encore interpréter les positions du premier dans le sens que leur donne Zola ?
“ Cette définition est bien de l'homme pratique dont je parlais tantôt, qui veut que les roses se mangent en salade. Elle serait banale entre les mains de tout autre, mais Proudhon ne rit pas lorsqu'il s'agit du perfectionnement physique et moral de notre espèce. Il se sert de sa définition pour nier le passé et pour rêver un avenir terrible. L'art perfectionne, je le veux bien, mais il perfectionne à sa manière, en contentant l'esprit, et non en prêchant, en s'adressant à la raison. [...] Proudhon pose ceci en thèse générale. Moi public, moi humanité, j'ai droit de guider l'artiste et d'exiger de lui ce qui me plaît ; il ne doit pas être lui, il doit être moi, il doit ne penser que comme moi, ne travailler que pour moi. L'artiste par lui-même n'est rien, il est tout par l'humanité et pour l'humanité. En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d'une personnalité sont défendus. Il faut n'être que l'interprète du goût général, ne travailler qu'au nom de tous, afin de plaire à tous. L'art atteint son degré de perfection lorsque l'artiste s'efface, lorsque l'oeuvre ne porte plus de nom, lorsqu'elle est le produit d'une époque tout entière, d'une nation, comme la statuaire égyptienne et celle de nos cathédrales gothiques. Moi, je pose en principe que l'oeuvre ne vit que par l'originalité. Il faut que je retrouve un homme dans chaque oeuvre, ou l'oeuvre me laisse froid. Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition d'une oeuvre d'art serait, si je la formulais : "Une oeuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament." (Zola, Disponible sur: http://www.cahiers-naturalistes.com/pages/Proudhon.html )
Peut-être est-il possible de faire une autre interprétation des thèses de Proudhon ?
Il pourrait être possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle la lecture que fait Zola des thèses de Proudhon reste prisonnière des dualismes classiques de la philosophie: raison/émotion, social/individu....
Au contraire, si on tente une lecture pragmatiste de ces thèses, peut-être est-il possible de considérer que le caractère social de l’art n’est pas antinomique avec l’expressivité individuelle, lorsque l’affirmation individuelle la plus complète est celle qui s’effectue dans l’engagement social. En effet, dans la conception pragmatiste, ce qui est tenu pour incomplet, c’est soit l’expression égoïste de son individualité, soit l’affirmation du social qui récuse toute place à l’individualité. Dans ce cas, le perfectionnisme individuel de type nietzschéen et le perfectionnisme social ne peuvent se réaliser réellement que dans la conjonction de l’un avec l’autre, et non dans le sacrifice de l’une ou l’autre des antinomies. C’est ce que Proudhon qualifie par ailleurs d’équilibration.
De même, le pragmatisme récuse le dualisme entre les faits et les valeurs, la raison et l’émotion, c’est ainsi que l’affirmation par Proudhon d’un art orienté vers le droit et la vérité, ne peut être compris que dans une perspective où les dualismes entre éthique individuelle et morale sociale, subjectif et objectif, émotion et raison sont récusés.
L’idéal dans la conception pragmatiste n’est pas une réalité transcendante, mais un instrument pour l’action. Il n’a de sens, non en tant qu’absolu transcendant, mais en tant qu’il sert à transformer la réalité.
Zola écrit: “ J'aime au contraire la libre manifestation des pensées individuelles - ce que Proudhon appelle l'anarchie “. Une lecture pragmatiste de Proudhon permet justement de montrer comment la théorie de la fonction sociale de l’art que défend Proudhon ne s’oppose pas à une conception de l’art comme expression de l’individualité.
Irène Pereira
Annexe 1: Art et travail industriel chez Sorel
“Toutes les fois que l'on aborde une question relative au progrès industriel, on est amené à regarder l'art comme une anticipation de la plus haute production — quoique l'artiste, avec ses caprices, semble être souvent aux antipodes du travailleur moderne. Cette analogie est justifiée par le fait que l'artiste n'aime pas à reproduire des types reçus ; l'infinité de son vouloir le distingue de l'artisan commun qui réussit surtout dans la reproduction indéfinie des types qui lui sont étrangers. L'inventeur est un artiste qui s'épuise à poursuivre la réalisation de fins que les gens pratiques déclarent, le plus souvent, absurdes, et qui passe assez facilement pour fou, s'il a fait une découverte considérable ; — les gens pratiques sont analogues aux artisans. Dans toutes les industries, on pourrait citer des perfectionnements considérables qui ont eu pour origine de petits changements opérés par des ouvriers doués du goût de l'artiste pour l'innovation. [...]” (Sorel, Réflexions sur la violence, (1908))
Pour Sorel, comme pour Proudhon et Dewey, la finalité utilitaire de l’activité ne constitue pas un obstacle à sa qualification d’artistique. Néanmoins les trois auteurs ne partagent pas exactement la même position sur les similitudes et les différences entre l’activité artistique et la production industrielle.
Ainsi Proudhon écrit-il:
“Il y a même ici une chose qui distingue profondément l’art de l’industrie: c’est que [...] tandis que l’industriel est forcé d’obéir scrupuleusement aux lois de la géométrie, de la mécanique et du calcul, c’est-à-dire à l’absolu, à peine de se constituer en perte, l’artiste, selon le but qu’il se propose d’atteindre et l’effet qu’il veut produire, peut s’écarter plus ou moins de son archétype: c’est cet écart facultatif qui produit dans l’art la variété et la vie” (PADS, p.51)
Pour sa part, Dewey se prononce sur cette question de la manière suivante:
“ Un pêcheur à la ligne peut manger le poisson qu’il a attrapé sans pour autant perdre la satisfaction esthétique qu’il a ressenti en lançant sa ligne et en pêchant. C’est ce degrès de complétude de l’existence atteint dans l’action et la perception qui fait la différence entre ce qui est raffiné et esthétique en art et ce qui ne l’est pas. Que la chose que l’on a fabriquée soit utilisée dans la vie quotidienne, comme le sont les bols, les couvertures, les vêtements, les armes n’a, sur un plan intrinsèque, aucune importance. Il est malheureusement vrai que de nombreux articles que l’on fabrique aujourd’hui à des fins utiles ne sont pas authentiquement esthétiques. Mais cela est vrai pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le rapport entre le “beau” et l’”utile” en tant que tels. Là où les conditions sont telles qu’elles empêchent l’acte de production d’être une expérience où l’être entier vit pleinement et où il entre en possession de son existence par le biais du plaisir, le produit n’atteindre pas à l’esthétique. Peu importe son utilité en ce qui concerne des fins limitées et spéciales, il ne sera pas utile au dernier degré, qui est de contribuer de façon directe et prodigue à l’expansion et à l’enrichissement de l’existence”. (AE, p.48)
Il apparaît intéressant de constater qu’alors que Proudhon a fait du travail dans De la justice dans l’Eglise et la Révolution, la matrice de toute activité et production d’idées par les êtres humains, il est des trois auteurs celui qui distingue le plus fortement l’activité artistique et la production industrielle. L’art apparaît comme une activité plus libre que la production industrielle.
A l’inverse, Sorel n’introduit aucune différence de nature entre les deux activités. Le production industrielle est pensée sur le modèle de la création artistique.
Dewey occupe une position intermédiaire entre ces deux pôles. Tout comme Sorel, il n’introduit aucune différence de nature entre la création artistique et le labeur industriel. Néanmoins, à la différence de Sorel, il accorde une place dans son analyse à la question de l’organisation du travail pour distinguer les deux activités. Il existe en effet des formes d’organisation du travail au sein de la production industrielle qui aliènent le travail et lui font perdre toute dimension créative et donc libre.
Annexe 2: L’art pour Kropotkine: une activité sociale
“ Le fait même que parmi tous ces arts, l’architecture, – art social par excellence – a atteint son plus haut développement, est significatif. Pour arriver au degré de perfection qu’il a atteint, cet art a dû être le produit d’une vie éminemment sociale. L’architecture du moyen âge a atteint sa grandeur, non seulement parce qu’elle fut l’épanouissement naturel d’un métier [...] non seulement parce que chaque monument était le résultat de l’expérience collective accumulée dans chaque « mystère » ou métier – l’architecture médiévale fut grande parce qu’elle était née d’une grande idée. Comme l’art grec, elle jaillissait d’une conception de fraternité et d’unité engendrée par la cité. (Kropotkine, L’entr’aide - un facteur de l’évolution (1906)).”
Annexe 3: Pelloutier: L’art a une fonction non seulement sociale, mais il doit avoir une fonction révolutionnaire
“C'est donc l'ignorance qui a fait les résignés. C'est assez dire que l'Art doit faire des révoltés. À la perception encore confuse de l'égalité des droits, l'art doit apporter son aide et détruire, en en dévoilant le ridicule et l'odieux, le respect mélangé de crainte que professe la foule encore pour les morales inventées par la duplicité humaine.” (Fernand Pelloutier, “L’art et la révolte”, Conférence, 30 mai 1896).
[1] Shusterman Richard, L’art à l’état vif, Paris, Editions de Minuit, 1992.
[2] Proudhon Pierre-Joseph, Du principe de l’art et de sa destination sociale, Mille et Une nuit, Paris, 2011,
[3] Dewey John, L’art comme expérience, Pau, Farrago, 2005.
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