Epistémologie des grammaires (sociologie pragmatique)

 

La notion de grammaire en sociologie pragmatique donne lieu souvent à des contre-sens: on tend à penser qu'elle désigne une réalité normative atemporellle et a priori. Les classifications grammaticales peuvent apparaitre au contraire comme un carant rigide dans lequel la réalité se trouve engoncée. Elles peuvent également être perçues comme renvoyant uniquement aux justifications des acteurs.

En réalité, la grammaire en sociologie pragmatique désigne une construction théorique élaborée en prenant en compte trois dimensions: des théories philosophico-politiques, les discours des acteurs et leurs actions non-discursives.

 

- Epistémologie:

 

La notion de grammaire telle qu’elle est conçue en sociologie pragmatique ne renvoie pas à une réalité a priori qui existerait de manière atemporelle. Elle est construite par le sociologue à partir des usages discursifs (jeux de langage) et des actions des acteurs. En cela, la notion de grammaire doit être ici rapprochée du sens de cette notion chez le second Wittgenstein¹. Une grammaire rassemble des discours et des pratiques qui ont un “air de famille”.

 

Afin de construire ces grammaires, le sociologue peut s’appuyer sur ce qu’il va considérer comme étant des grammairiens: ce sont des auteurs dont les oeuvres constituent l’expression théorique des logiques discursives et des actions non-discursives des acteurs. Ces oeuvres théoriques entretiennent une relation d’homologie structurale avec les discours et les pratiques des acteurs. Ainsi Pierre Ansart a-t-il vu dans l’oeuvre de Proudhon une expression sous forme d’homologie structurale des pratiques des ouvriers canuts lyonnais de son temps. Ainsi, si comme l’affirme Proudhon, “les idées naissent de l’action et doivent retourner à l’action”, les oeuvres des grammairiens peuvent être des expressions adéquates de pratiques qui leurs préexistent et de pratiques qui les précèdent.

 

La grammaire est construite à partir d’un va et vient comparé entre discours et actions des acteurs d’une part et les théories philosophico-politiques d’autre part.

 

Le fait qu’il existe un rapport d’homologie structurale ne nécessite pas que les acteurs aient lu les auteurs en question. Les grammaires ne prétendent pas non plus être la réalité en soi, mais elles visent avant tout à constituer une organisation commode du réel qui permet de s’y orienter plus facilement. Il est possible de parler ici d’une épistémologie instrumentaliste.

 

L’approche grammaticale ne se situe pas au niveau des approches monistes matérialistes ou dualistes compréhensives, mais au niveau d’une conception pluraliste qui décrit l’apparence. Le réalisme épistémologique étant l’horizon de la recherche et non ce dans quoi l’on se situe d'emblée grâce à une rupture.

 

Les grammaires apparaissent ainsi comme des instruments au même titre que l'avait défini Pierre Duhem dans La théorie physique: son objet et sa structure (1906) et non comme des carcans rigides: " A quoi donc [la théorie scientifique] est-elle utile ? [...] Une telle condensation d’une foule de lois en un petit nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne pourrait sans un pareil artifice emmagasiner les richesses nouvelles qu’elle conquiert chaque jour [...] Des connaissances classées sont des connaissances d’un emploi commode et d’un usage sûr. Dans ces cases méthodiques où gisent côte à côte les outils qui ont un même but dont les cloisons séparent rigoureusement les instruments qui ne s’accommodent pas à la même besogne, la main de l’ouvrier saisit rapidement, sans étonnement, sans méprise, l’outil qu’il faut”. L'analyse en termes de grammaires a pour objectif d'aider tout un chacun à s'orienter plus facilement dans la complexité du réel afin de pouvoir mieux agir. 

 

- Usage méthodologique:

 

Il est possible tout d’abord de construire une grammaire en essayant de partir d’une logique de congruence entre les discours et les actions des acteurs. La grammaire est alors élaborée en développant une cohérence entre les discours et les actes. La grammaire ainsi produite a donc un caractère idéal-typique.

 

A partir de là, il est possible d’utiliser l’approche en termes de grammaire pour analyser les fautes de grammaires, les incohérences grammaticales, les compromis... Il est possible par exemple de comparer les logiques argumentatives des discours et les stratégies d’action des acteurs: relèvent-ils de la même grammaire ? Il est également possible d’analyser comment un même acteur peut changer de grammaire selon la situation à laquelle il est confronté. Il est encore possible d’analyser les compromis qui s’effectuent entre grammaires, pouvant aller jusqu’à la constitution d’une nouvelle grammaire.

 

Annexe 1: Proudhon - Connaitre c'est classifier -

 

Extraits commentés de De la création de l’ordre dans l ‘humanité (1843)

 

Avec la méthode de connaissance qu’il définit dans cet ouvrage, Proudhon accorde à la classification une place tout à fait centrale dans l’élaboration du savoir.

 

Depuis que les travaux, d'une foule de savants infatigables sont venus se classer en un vaste système de genres et d'espèces, entre les mains de Lavoisier, on peut dire que la Chimie a commencé d'exister.  [...]  Dans le règne animal, tout est genre et espèce, différenciation, progression et série. Non seulement les animaux ont été distribués par la nature en groupes tantôt subordonnés , tantôt parallèles; mais, dans leur organisation intime , ils suivent encore la même loi.

 

Dans De la création de l’ordre, Proudhon fait de la série non pas seulement une organisation de la réalité par l’esprit humain, mais il défend une hypothèse réaliste. La série a une réalité en soi, ontologique. Connaitre consiste alors pour Proudhon à classifier en retrouvant les séries qui existent en soi dans la nature.

 

Dans toutes les sciences constituées et en progrès, l'objet scientifique est Sérié, c'est-à-dire différencié, partagé en sections et sous-sections, groupes et sousgroupes , genres et espèces [...]  Toutes, ces innombrables figures différencielles , nous les appellerons du nom générique deSérie. Là donc où il y a commencement de sériation , il y a science commençante.

 

Dans les sciences constituées, cela seul est certain dont la classification est faite, la série connue, la loi calculée : cela est. Obscur et controversé y au contraire, où l'esprit n'a pu saisir ni rapport, ni loi, ni série.

 

Il y aurait donc derrière l’apparent desordre phénomènal un ordre seriel dans la nature. Il s’agit donc par la connaissance de reconstituer les series. Connaitre consiste à constituer les series les plus complètes possible, il s’agit d’un processus. L’horizon de cette étude a pour objet l’établissement de séries qui permettent de rendre compte à la fois de l’unité et de la pluralité existant dans le monde. L'unité étant considérée par Proudhon comme le produit de la pluralité.

 

Annexe 2: Sociologie pragmatique et rapport aux terrains

 

Nous avons dit dans de précédentes notes de ce carnet de recherche que le chercheur en sociologie pragmatique se caractérisait par l’affirmation de son attitude engagée (ce qui ne veut pas dire non objective) et par son action d’expérimentation. De manière générale, la position par excellence du chercheur pragmatiste est celle d’un observateur en situation d’observation participante engagé aux côtés de ceux qui sont dans le point de vue d’en bas. Néanmoins tous les terrains ne permettent pas une telle position.

 

La(e) sociologue n’est pas nécessairement toujours amené(e) à intervenir sur des terrains où elle(il) peut être en situation d’observation participante, ni sur des terrains où existe des organisations de lutte de dominés.

Le pragmatisme requiert de manière générale une adaptation de la méthode d’enquête sociale relativement au terrain où elle se déploie en tentant néanmoins de manière générale d’aller dans une expérimentation avec les dominés dans le sens de leur empowerment.

 

- Situation d’observation non-participante à la demande d’une organisation ou d’un collectif constitués par des dominés:

 

La(e) sociologue pragmatique tente d’instaurer un chercheur collectif dans lequel elle(il) n’occupe pas une position de surplomb, mais une relation aussi égalitaire que possible avec les militants avec lesquelles elle(il) travaille. Il s’agit d’instaurer le plus grand partage possible de savoir. Les militants partagent leurs savoirs et hypothèses avec la(e) chercheur(se) à propos du terrain et de même, la(e) sociologue tente de mieux faire comprendre la démarche sociologique et partage également ses hypothèses avec eux.

Il est néanmoins important que chacun garde l’autonomie finale de son activité: le/la sociologue sur les hypothèses scientifiques, les militants sur les expérimentations militantes.

Il y a ainsi un partage d’autonomie de chaque activité qui semble nécessaire: la(le) sociologue reste autonome en ce qui concerne les hypothèses produites au sein du rapport de recherche qu’il/elle rédige, tandis que les militants restent pleinement autonomes sur les pistes d’expérimentation, proposées par le(la) sociologue, à mettre en place au sein de l’organisation militante.

La(e) chercheur(se) peut néanmoins, tout en restant autonome sur ses hypothèses finales, discuter dans son travail les hypothèses des militants tout comme de son côté elle(il) propose des hypothèses pratiques à expérimenter.

 

- Situation d’observation non-participante dans un cadre de rapports sociaux où n’existe pas d’action collective:

 

Dans un tel cadre, les rapports sociaux peuvent être induits par hypothèses de l’observation des relations hiérarchiques, des discours et des pratiques de résistance individuelle et d’action collective dans des cas comparables observés dans d’autres terrains.

Une question peut se poser : le fait que la(le) sociologue puisse tenter d’expérimenter la mise en place d’une action collective pose-t-il des problèmes spécifiques ? Certes, une telle expérimentation peut être intéressante du point de vue des observations qu’elle peut générer et des résultats qu’elle pourrait amener à produire. Mais elle pose des problèmes déontologiques liés à la position d’avant-garde éclairée que pourrait être tenté(e) de prendre le(la) chercheuse et aux risques d’une action collective que l’on initie sans être soi-même amené à en subir les mêmes conséquences que les acteurs.