Sous-titre de l’ouvrage: Qu’est-ce que le vrai boulot ?
PUF, 2011, 416 p., 31 euros
Alexandra Bidet, sociologue du travail, chargée de recherche au CNRS, s’interesse dans cet ouvrage à la catégorie de “vrai boulot”. Son travail de recherche se situe entre autres dans la lignée de la sociologie de Pierre Naville, de la philosophie pragmatiste, de la sociologie de l’acteur réseau, mais aussi de la sociologie pragmatique. Le type de sociologie du travail promu par l’auteure n’entend pas se placer dans la continuité de Georges Friedmann, dont le travail est jugé comme tourné davantage vers la critique de l’organisation du travail et l’attention portée aux résistances au travail. Il s’agit plutôt ici de se centrer sur l’acte de travail lui-même. L’ouvrage prend appui sur une enquête menée dans le secteur de la surveillance des réseaux téléphoniques.
La catégorie de “vrai boulot” désigne “la valorisation par le travailleur d’une partie de son activité. Le vrai boulot ne relève principalement pas d’une validation externe du travail, mais d’un rapport personnel entretenu avec les éléments d’un “faisceau de tâches”” (p.9). Cette catégorie s’oppose à celle de “sale boulot”, c’est-à-dire au travail qui est dévalorisé par le travailleur.
Cette catégorie de “vrai boulot” implique de se centrer sur l’acte de travail. Cet angle a pour corollaire la mise en avant du passage d’un paradigme mécaniste lié au monde industriel à un paradigme de la fluidité lié au monde en réseau. Cette approche peut-être ainsi liée à deux éléments. D’une part, la thèse, selon certains sociologues, du passage du monde industriel à un monde postmoderne en réseau. Une telle affirmation s’accompagne de l’analyse selon laquelle il serait nécessaire de revoir la catégorie travail pensée par rapport au travail manuel, de manière à ce qu’elle intègre le travail cognitif. D’autre part, une relativisation de la frontière anthropologique entre l’homme et la machine, entre humain et non-humain, qui tient compte des travaux de Simondon et de Bruno Latour. En effet, à l’inverse, l’approche de Friedmann supposait une critique de la sujétion de l’homme à la machine. Cette dernière approche tend à effectuer la critique du travail industriel en prenant comme modèle idéal l’activité de l’artisan.
Une première partie de l’ouvrage est en particulier consacrée à l’analyse des thèses de Georges Friedmann et de leurs limites. L’oeuvre de cet auteur se situe dans le cadre de l’émergence d’un milieu technique ou d’une société technicienne. Ces thèses allient critique anti-technicienne et critique politique. Ces analyses marquent le passage d’une critique marxiste à une critique humaniste. Friedmann critique la parcellisation des tâches et leur monotonie. Mais plus profondément pour Friedmann, une remise en cause de l’alienation que subit le travailleur supposerait une abolition du système salarial lui-même. En réalité, il s’agit de retrouver l’unité du travailleur et de son objet de travail. Un tel idéal, présent déjà chez Marx et Proudhon, entend constituer une critique de l’hétéronomie dans le travail au profit d’une recherche d’autonomie. Du point de vue d’Alexandra Bidet, si une telle sociologie met en avant les résistances des travailleurs vis-à-vis de l’organisation du travail, pour autant elle tend à ne pas s’appuyer sur les critiques indigènes du travail, émanant des acteurs eux-mêmes. En outre, la sociologie de Friedmann confondrait normes techniques et normes économiques. Alexandra Bidet souligne également la norme anthropologique d’autonomie qui sous-tend les analyses de Friedmann qui ferait de l’individu un être achevé auquel le milieu ne peut rien apporter.
Au contraire, ce qui intéresse l’auteure, c’est des sociologies qui “ne [valorisent] plus une transgression, ni une négociation, mais l’appropriation personnelle d’un travail à soi” (p.147). Plus encore, c’est du côté d’une sociologie du travail qui caractérise “l’autonomie comme la “capacité d’inventer”, [qui] se défait du principe polémologique comme structurant a priori l’enquête” qu’elle trouve des appuis pour sa propre sociologie. Les normes au travail apparaissent ainsi avant tout comme des normes opératoires, plutôt que comme des normes hiérarchiques. Le travail n’est plus ici perçu d’abord par le prisme d’une lutte des classes.
C’est après cette riche analyse théorique que le terrain d’enquête lié à la surveillance du trafic téléphonique est abordé. Il s’agit d’un service de supervision du trafic téléphonique en temps réel situé en Ile de France et que l’auteure a étudié au début des années 2000. Dans une salle, une vingtaine d’agents se relaient nuit et jour par groupe de trois ou quatre pour surveiller le trafic. L’étude a donné lieu à la fois à des observations durant près de trois mois, des collectes de documents et des entretiens. L’auteure s’attache tout d’abord à mettre en lumière l’émergence de ce nouveau milieu de travail qu’est la surveillance sur écran du trafic téléphonique. Les analyses théoriques déployées dans la première partie de l’ouvrage prennent ici corps: “le fonctionnement du réseau présenterait ses propres intérêts, ses propres épreuves que les sites ne voient pas [...] L’expériementation produit effectivement un résultat inattendu des agents: l’invention de l’action à distance. [...] La supérvision du trafic devient un service opérationnel à part entière. Après avoir transformé, pour l’essentiel, ses interlocuteurs humains en relais non humain, elle initie une circulation sur le réseau” (p.213). Sont ensuite analysés les deux aspects suivants: le vrai boulot des téléactions est présenté comme l’exploration d’un monde numérique, tandis que la vraie technique est analysée comme l’affirmation d’une forme de vie. Cette seconde partie de l’ouvrage est fortement marquée par des aspects de la philosophie pragmatiste, prenant comme base de l’analyse les actions plutôt que les représentations subjectives qui n’en sont que des processus dérivés.
En conclusion, l’auteure souligne que la catégorie de “vrai boulot” permet d’étudier “l’hétérogénéité des manière de s’engager dans l’activité” (p.356). Cette catégorie conduit ainsi, à partir des discours des acteurs, à établir les types de “boulot” qui méritent d’être poursuivis.
En définitive, il est possible de situer l’approche en sociologie du travail dans l’horizon des différents styles de la sociologie pragmatique. Il est ainsi possible de distinguer entre autres deux voies actuelles de la sociologie pragmatique. La première entend être fidèle à l’orientation initiale d’une sociologie de la critique qui rompt avec la sociologie critique: c’est dans cette voie que semble se situer l’ouvrage d’Alexandra Bidet. Une autre voie possible, introduite par Luc Boltanski dans De la critique (Gallimard, 1999), entend retrouver une théorie critique à partir d’une sociologie de la critique.
Irène Pereira
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AB (mercredi, 07 septembre 2011 09:18)
Merci beaucoup de ce compte-rendu. Je suis très intéressée par votre point. L'ouvrage de Boltanski est paru (en 2009) alors que je terminais le mien, et j'ai alors eu plutôt tendance à y trouver des appuis, en particulier dans sa façon de distinguer entre critique réformiste et critique radicale. Comme je l'indique dans le livre, je crois en effet qu'il y a dans l'attention au vrai boulot des pistes pour une critique radicale. Bien cordialement.