Simone Weil et la critique de la technocratie I.

Première partie


 

Ci-dessous quelques extraits commentés d’un article de Simone Weil publié en 1933 dans la revue La révolution prolétarienne et intitulé “Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?”. On y reconnaît nombre d’analyses qui seront celles qui ont caractérisé, par la suite, dans les années 1970, la nouvelle gauche. On peut en particulier souligner que l’auteure fait de la technocratie un phénomène commun aux Etats totalitaires1, que ce soit l’Etat nazi ou l’URSS, mais également qui traverse l’entreprise capitaliste et l’Etat bureaucratique en général. La critique de la technocratie devient alors la tâche la plus fondamentale dont l’abolition se traduirait par la remise en cause de la division entre travailleurs manuels et intellectuels.

 

Extraits commentés:

 

La critique du phénomène bureaucratique en URSS:

 

Descartes disait qu'une horloge détraquée n'est pas une exception aux lois de l'horloge, mais un mécanisme différent obéissant à ses lois propres ; de même il faut considérer le régime stalinien, non comme un État ouvrier détraqué, mais comme un mécanisme social différent, défini par les rouages qui le composent, et fonctionnant conformément à la nature de ces rouages. Et, alors que les rouages d'un État ouvrier seraient les organisations démocratiques de la classe ouvrière, les rouages du régime stalinien sont exclusivement les pièces d'une administration centralisée dont dépend entièrement toute la vie économique, politique et intellectuelle du pays. Pour un tel régime, le dilemme « s'étendre ou périr » non seulement n'est plus valable, mais n'a même plus de sens ; le régime stalinien, en tant que système d'oppression, est aussi peu contagieux que pouvait l'être l'Empire pour les pays voisins de la France. La vue selon laquelle le régime stalinien constituerait une simple transition, soit vers le socialisme, soit vers le capitalisme, apparaît également comme arbitraire. L'oppression des ouvriers n'est évidemment pas une étape vers le socialisme. La « machine bureaucratique et militaire » qui constituait, aux yeux de Marx, le véritable obstacle à la possibilité d'une marche continue vers le socialisme par la simple accumulation de réformes successives, n'a sans doute pas perdu cette propriété du fait que, contrairement aux prévisions, elle survit à l'économie capitaliste.

 

L’Etat soviétique stalinien, et même auparavant celui mis en place par Lénine, n’est pas un Etat ouvrier, et ni même un Etat ouvrier dégénéré, contrairement à ce que pense Trotsky. Il s’agit d’une nouvelle forme étatique qui n’est ni ouvrière, ni bourgeoise. La société soviétique montre que l’Etat, contrairement à ce qu’avaient pu penser certains marxistes,comme Lénine, ne disparaît pas de lui-même une fois la collectivisation des moyens de production effectuée. En URSS s’est développé une bureaucratie et une classe bureaucratique telles que le capitalisme n’avait pu en produire. Cette analyse de l’URSS, qui est celle adoptée traditionnellement par l’ultra gauche, semble anticiper par exemple par bien des aspects celles du groupe Socialisme ou barbarie.

 

- La critique du fascisme:

 

Il ne faut pas non plus oublier que le fascisme met radicalement fin à ce jeu des partis né du régime bourgeois et qu'aucune dictature bourgeoise, même en temps de guerre, n'avait encore supprimé ; et qu'il à installé à la place un régime politique dont la structure est à peu près celle du régime russe tel que l'a défini Trotsky: « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ajoutons que la subordination mécanique du parti au chef est la même dans les deux cas, et assurée, dans les deux cas, par la police. Mais la souveraineté politique n'est rien sans la souveraineté économique ; aussi le fascisme tend-il à se rapprocher du régime russe aussi sur le terrain économique, par la concentration de tous les pouvoirs, aussi bien économiques que politiques, entre les mains du chef de l'État. Mais sur ce terrain, le fascisme se heurte à la propriété capitaliste qu'il ne veut pas détruire. Il y a là une contradiction dont on voit mal à quoi elle peut mener. Mais, de même que le mécanisme de l'État russe ne peut être expliqué par de simples « déformations », de même cette contradiction essentielle du mouvement fasciste ne peut être expliquée par la simple démagogie.

 

Simone Weil refuse d’analyser le phénomène fasciste comme un simple avatar de la lutte des classes au sein du capitalisme. La nature du fascisme est autre. Il s’agit là également d’un monstre bureaucratique dont la nature est en réalité fondamentalement semblable à ce qui se passe au sein de l’Etat soviétique. L’analyse de Simone Weil est donc très proche de celles qui après la Seconde guerre mondiale, telle Hannah Arendt, comprennent sous le terme de totalitarisme, aussi bien le nazisme que le stalinisme.

 

- Le phénomène technocratique:

 

En France, nous avons quelques cercles, comme celui de la revue Plans, où se retrouve une semblable ambiguïté. Mais le mouvement le plus significatif à cet égard, c'est ce mouvement technocratique qui a, dit-on, en un court espace de temps, couvert la surface des États-Unis ; on sait qu'il préconise, dans les limites d'une économie nationale fermée, l'abolition de la concurrence et des marchés et une dictature économique exercée souverainement par les techniciens. Ce mouvement, qu'on a souvent rapproché du stalinisme et du fascisme, a d'autant plus de portée qu'il ne semble pas être sans influence sur le cercle d'intellectuels de Columbia qui sont en ce moment les conseillers de Roosevelt.

 

Mais cette domination de la technocratie, de la bureaucratie, Simone Weil ne pense pas la distinguer seulement dans le fascisme et en URSS, c’est un mouvement bien plus vaste et général. Il devient également un des phénomènes majeurs des Etats capitalistes à l’heure de l’interventionisme étatique qui caractérise le New Deal de Roosevelt.

 

Je voudrais à ce sujet soumettre une idée, à titre de simple hypothèse, à l'examen des camarades. On peut dire en abrégeant que l'humanité a connu jusqu'ici deux formes principales d'oppression, l'une, esclavage ou servage, exercée au nom de la force armée, l'autre au nom de la richesse transformée ainsi en capital ; il s'agit de savoir s'il n'est pas en ce moment en train de leur succéder une oppression d'une espèce nouvelle, l'oppression exercée au nom de la fonction.

 

L’hypothèse fondamentale de Simone Weil est donc la suivante. A la division capital/travail analysée par Marx se substituerait une nouvelle forme d’oppression qui ne structure pas uniquement le système capitaliste et qui constitue donc pour elle une réalité plus fondamentale. Cette oppression repose sur la fonction: elle oppose les techniciens, qui disposent d’un savoir intellectuel, et les exécutants. Ce qui devient le plus structurant n’est plus la question de la propriété privée des moyens de production, mais la division entre travailleurs intellectuels et travailleurs manuels.

 

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1Simone Weil emploie le terme d’Etat totalitaire dans son ouvrage Réflexions sur les causes et les raisons de l’oppression sociale (1934).

 

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