Finalité, action humaine et réalité

Mots clés: finalité, illusion, utilité, action

 

I- Analyse théorique:

 

L’une des principales caractéristiques de l’”esprit” humain est la capacité à penser en termes de finalité: choisir (c’est s’orienter vers telle fin plutôt qu’une autre), prononcer un énoncé doté de signification (c’est vouloir dire quelque chose, c’est-à-dire organiser son discours selon une certaine finalité), agir en vue de projets, de buts, d’objectifs, en fonction de valeurs ( i.e. de fins morales), en mettant en oeuvre les moyens les plus adéquats en vue d’atteindre une fin, avoir des intentions...Tout cela, ce sont des propriétés de l’esprit humain relevant de la capacité à penser en termes de finalité.

 

Du point de vue de la rationalité, l’action organisée selon une cause finale apparaît problématique dans la mesure où l’on ne comprend pas comment le but pourrait déterminer l’acte qui le précède. La capacité à penser en termes de finalité apparaît comme une illusion de la conscience humaine dans la perspective qui est celle du rationalisme matérialiste. La réalité n’est organisée selon cette conception que selon le principe de la causalité efficiente.

 

Néanmoins, si l’on part d’une théorie de la connaissance sensualiste, il n’est pas possible de tirer de l’immanence de l’expérience sensible le principe de causalité efficiente. Il apparaît comme une habitude de pensée liée à la répétition de la succession de deux faits.

 

Il est possible de distinguer dans la réalité que certains faits semblent se plier plus facilement à une analyse en termes de causalité efficiente tandis que d’autres semblent moins bien s’y prêter. Ainsi, les actions entre corps modélisés par la physique mécanique peuvent se plier assez facilement à une analyse en termes de principe de causalité efficiente. En revanche, les actions humaines semblent plus difficilement être analysables sous cette forme ou du moins l’on n’y parvient que de manière rétrospective et non prédictive.

 

La philosophie de Nietzsche effectue une critique de ces deux conceptions de l’esprit. Il critique celle issue de la philosophie de la conscience, pour laquelle la réalité peut être analysée en termes de causes finales, mais il critique également la conception du matérialisme rationaliste pour lequel l’esprit humain rationnel fonctionne en se pliant à un principe de causalité efficiente qui serait immanent à la matière.

Pour Nietzsche, il n’y a pas d’ordre immanent à la nature vivante, que celui-ci prenne la forme des causes efficientes ou des causes finales. Néanmoins, les analyses en termes de causalité efficiente ou finale apparaissent comme des erreurs ou des illusions utiles au maintien de l’existence humaine.

Dans la conception qui est celle de Nietzsche, il y a une continuité entre nos désirs, issus de notre sensibilité, et notre rationalité. La rationalité n’est qu’un ensemble de règles que nous avons induites de notre expérience. Ces règles ont une portée générale et non universelle.

 

Néanmoins, il est possible, nous semble-t-il, d’analyser ce problème selon une modalité quelque peu différente de celle de Nietzsche. Le discours scientifique peut être considéré comme donnant les modèles les plus justifiés possibles concernant la description de la réalité. De ce fait, par exemple l’analyse de la physique mécanique (si l’on excepte les particules) peut apparaître comme le modèle le plus justifié. En revanche, pour ce qui concerne les actions humaines, les représentations en termes de finalité de leurs actes par les êtres humains jouent certainement un rôle dans le processus d’action. L’imagination joue ici un rôle qui ne rend pas adéquat la modélisation en termes de causes et d’effet.

Avoir des descriptions les plus justifiées possibles de la réalité nous est utile. En revanche, penser que ces descriptions sont vraies, et non pas seulement vraisemblables, et ériger en règles universelles les règles de la rationalité est une illusion. De même, c’est une modalité de notre fonctionnement biologique que de nous représenter nos actions en termes de finalité. Penser que la finalité existe dans la réalité, c’est faire une extension indue d’une particularité psychologique propre à notre espèce.

 

La description ou représentation scientifique de la réalité nous est utile parce qu’elle est vraie, c’est-à-dire parce qu’elle correspond à la réalité. Les représentations mentales orientées selon une finalité ont une utilité dans le processus de déclenchement de l’action. Mais l’évaluation de leur degré d’utilité, et donc de leur rapport à la vérité, ne peut se faire que dans leur confrontation à la réalité, c’est-à-dire dans leur capacité à être réalisables et à ne pas rester une simple imagination.

 

Du point de vue d’une ontologie moniste, il est possible de faire l’hypothèse que le passage d’une représentation dans l’esprit humain en termes de causes finales à une représentation de la réalité en termes de causes efficientes ou inversement ne devient possible que parce qu’il y a une solidification de l’action humaine en structures sociales ou de l’énergie vitale en matière et inversement.

 

II-Conséquences:

 

Si l’on reprend cette analyse sous une forme plus concrète, il est possible d’en tirer les conséquences suivantes:

 

a) Les analyses scientifiques ne sont pas des vérités, mais les descriptions les plus justifiées que nous ayons des phénomènes. Néanmoins, il est nécessaire d’admettre comme idée régulatrice de nos recherches la notion de vérité comme point idéal où nos connaissances et la réalité sont parfaitement adéquates.

 

b) Il n’est pas possible de tirer d’une description scientifique de la structure sociale les mécanismes qui permettent de déduire les actions des acteurs.

 

c) Le processus d’action des acteurs n’est pas réductible à une structure sociale qui en détermine les actions, mais il intègre la prise en compte des représentations mentales des acteurs orientées selon une finalité. Ces représentations mentales ne sont pas individuelles néanmoins, mais collectives. Ces représentations mentales, si elles jouent un rôle dans le processus d’action des acteurs, s’appuient sur leur imagination. Les acteurs imaginent une fin qui serait le déterminant de leurs actions. Sans cette représentation mentale, les acteurs ne peuvent, en tant qu’individus, agir. Elle est un élément du processus de déclenchement de l’action.

 

d) Ces finalités sont plus ou moins justifiées par rapport à la réalité. Prenons deux exemples, soit le cas d’une représentation religieuse d’un paradis gagné dans une vie après la mort et la représentation d’une utopie politique telle que le communisme. La seconde nous semble plus justifiée que la première. En effet, la première ne pourra jamais se voir testée dans ce que nous considérons comme la réalité actuelle que nous partageons tous tandis que la seconde peut être réalisée au moins en partie. Néanmoins, l’échec de la réalisation d’un idéal politique et ses conséquences peuvent également être des éléments le remettant en question dans sa totalité ou du moins dans certaines de ses composantes.

 

Conclusion: L’enjeu de cette analyse consiste à tenir ensemble la remise en cause d’une conception scientifique qui prétende être en capacité de rompre de manière absolue avec les illusions tout en ne renonçant pas complètement en une appréhension rationnelle du réel. Il s’agit ainsi de tenter de penser une forme de rationalisme plus modeste.