Entretien avec Patricia Vendramin
Patricia Vendramin est directrice de recherche à la Fondation travail-Université et chargée de cours à l’Université catholique de Louvain. Elle est co-auteur, avec John Cultiaux, de l’ouvrage Militer au quotidien, Presses Universitaires de Louvain, 2011.
1) IRESMO : Pouvez-vous nous expliquer sur quel terrain et dans quelles circonstances a été menée cette étude ?
Patricia Vendramin : Cette étude a été réalisée dans le cadre d’une démarche de recherche-formation menée en collaboration la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), en Belgique francophone. La CSC fête ses 125 ans en 2011. Plus d’un siècle de travail syndical ne s’est pas fait sans des moments de recul et d’ajustement. 2012 sera aussi une année d’élections sociales en Belgique, une année au cours de laquelle les représentants des travailleurs au sein des conseils d'entreprise et des comités pour la prévention et la protection au travail seront élus ou désignés (il y a des différences notamment entre les secteurs privé et public). Il s’agit d’un temps particulier dans la vie syndicale de terrain, celui où des listes de candidats doivent être constituées et où la question de l’engagement militant se pose plus particulièrement. Cette étude est donc un de ces temps réflexifs où l’on évalue le sens de l’engagement, les valeurs qui le fondent, les méthodes de travail et les stratégies d’action. Nous avons mené cette démarche avec une centaine de militants actifs qui ont consacré un temps significatif à un travail d’analyse des réalités du travail syndical de terrain. Ces militants sont des délégués d’entreprises issues de toutes les branches d’activité, publiques et privées, représentatives de la région considérée. Il ne s’agit pas de militants professionnels, ce sont des travailleurs porteurs d’un ou de plusieurs mandats représentatifs dans leur milieu professionnel. Ils sont, pour la plupart, élus par leurs collègues.
2) IRESMO : En quoi consiste la méthode assez particulière utilisée, à savoir « l’analyse de groupe » ?
P.V. : Cette méthode de recherche se fonde sur un travail discursif autour de récits d’expériences vécues, amenées et sélectionnées par les participants. L’analyse proprement dite s’élabore par confrontation des interprétations des participants et des chercheurs. C’est l’accumulation progressive des apports et expériences de chacun qui permet d’élaborer une analyse qui dépasse la singularité de l’expérience considérée. Les analyses mènent aussi à l’élaboration de propositions pratiques.
Concrètement, 103 militants syndicaux, distribués en 11 groupes, se sont réunis pendant 4 journées pour travailler ensemble à l’analyse des réalités du travail syndical de terrain aujourd’hui. La démarche d’analyse en groupe est basée sur des petits groupes (une douzaine de personnes) dont les membres apportent chacun, le premier jour, un récit d’expérience, c’est-à-dire « une tranche de vie » de son choix relative à son travail militant. Il s’agit d’une expérience qu’il trouve intéressant de communiquer aux autres, qu’il s’agisse d’un succès ou d’une difficulté. Dans chaque groupe, parmi l’ensemble des récits proposés, 3 sont finalement choisis collectivement. Ils font ensuite fait l’objet d’une analyse approfondie par le groupe les trois journées suivantes.
La branche d’activités est le seul point commun entre les participants à un groupe d’analyse. Pour le reste, l’efficacité de la démarche requiert une grande diversité du groupe, en termes d’âge, de fonction, de sexe, d’ancienneté militante, de taille d’entreprise, d’équipe syndicale (plus ou moins grande), etc. C’est la confrontation des expériences et des situations qui fait la richesse de la démarche.
Sur le fond, la méthode utilisée a favorisé l’expression et la discussion d’aspérités liées au travail syndical de terrain. Les participants ont été invités à réfléchir ensemble à leurs pratiques et à rechercher des manières d’optimiser leur travail de militant. Ils ont, dès lors, plus spontanément rapporté des situations qui leur posaient problème, profitant aussi de l’occasion pour échanger avec d’autres militants et chercher des solutions à leurs difficultés. Cependant, ceci ne doit pas être interprété comme une vision négative du travail syndical de terrain mais plutôt comme une attitude pragmatique. Il était plus formateur pour les participants d’analyser ensemble des situations problématiques pour repartir avec des pistes de solution plutôt que de se réjouir en groupe d’une belle expérience — même si cela peut aussi avoir un effet formateur. Pour des raisons pratiques, le dispositif de recherche a pris place dans des temps réservés à la formation syndicale ; ce sont des moments où les militants viennent chercher des supports à leur engagement.
3) IRESMO : Comment en êtes-vous venu à élaborer le triptyque « cause, individu, organisation » qui organise cet ouvrage ?
P.V : Cette perspective est d’abord déductive ; elle s’inspire d’une longue expérience de collaboration avec des organisations militantes. La manière dont ces organisations produisent leur auto-évaluation et leur vision de l’avenir et la manière dont elles mobilisent la littérature scientifique autour de l’engagement militant se focalisent généralement sur un des pôles de ce triptyque à la fois. Le cœur des réflexions porte tantôt sur le militant en tant qu’individu et sur les expressions de l’individualisme et de l’individualisation qui caractérisent le monde moderne. Tantôt ce sont des mea culpa organisationnels qui pointent le décalage entre les routines et les lourdeurs des organisations militantes traditionnelles face aux nouvelles formes de critique sociale et d’engagement. Ou bien encore, c’est dans le champ des valeurs et dans le déclin des idéologies que des facteurs explicatifs du changement sont recherchés. Ces trois perspectives sont fécondes pour comprendre l’engagement contemporain mais nous avons démarré ce travail en faisant le pari de les traiter ensemble, dans une perspective interactionniste. S’engager dans le militantisme est, en effet, le résultat de la rencontre entre les dispositions d’une personne, son intérêt pour une cause et les propriétés de situations ou les efforts déployés par les organisations pour recruter et garder de nouveaux militants.
Ce choix est aussi inductif et basé sur l’important travail empirique fait avec les militants. La centaine de récits d’expériences apportés par les participants lors de la première journée de travail est révélatrice des sujets qui préoccupent les militants syndicaux de terrain. Nous avons pu regrouper ces sujets autour de dix thématiques qui rejoignent les trois pôles du triptyque. Autour du pôle « organisation », les militants ont abordé : les relations avec la structure syndicale, les difficultés opérationnelles et l’intégration des nouveaux entrants. Autour du pôle « individu », ils ont développé : la vision personnelle du rôle, la reconnaissance par autrui, l’erreur et l’impuissance, et le sentiment de solitude. Autour du pôle « cause », l’analyse a porté sur : la définition de l’intérêt collectif et les vertus positives de l’action aboutie.
4) IRESMO : Quels sont les résultats de cette enquête qui vous sont apparus comme les plus significatifs ?
P.V : Tout d’abord, peut-être le fait que les militants établissent bien une séparation entre la cause qu’ils défendent et la structure dans laquelle ils fonctionnent. Cela signifie d’une part, que des difficultés au niveau de la structure (dysfonctionnement ponctuel, erreur individuelle, comportement inapproprié d’un individu, décision controversée) ne conduisent pas d’emblée à un désengagement. Plus globalement, il n’y a pas de remise en cause des valeurs.
D’autre part, l’accent pragmatique qui est donné à l’engagement militant. D’une manière générale, les militants ont abordé, plus souvent et plus longuement, des thématiques qui touchent à la dimension opérationnelle du militantisme syndical, à la mise en œuvre du rôle de militant et des responsabilités qui y sont associées. Si les militants impliqués dans la démarche n’ont pas vraiment placé leur témoignage et leur réflexion dans un registre idéologique ou identitaire, cela n’est pas un signe de déni ou de moindre importance accordée à ces aspects mais cela rend compte, néanmoins, d’un certain ordre de priorités. Les militants sont dans un rapport très pragmatique à leur engagement. Nous avons pu constater que cet accent était encore plus fort encore chez les femmes, pour diverses raisons liées, entre autres, aux métiers, aux secteurs et à l’histoire syndicale mais aussi peut-être à une orientation plutôt pragmatique ou identitaire en lien avec le genre.
La dimension relationnelle dans l’engagement syndical est un autre aspect clé dans une carrière militante. Elle est souvent le déclencheur d’une carrière militante et plus tard elle constitue aussi le terreau de l’identité et du sentiment d’appartenance. La sociabilité est le ciment de l’identité militante. Les engagements sont rarement spontanés et il apparaît de manière massive que dans le monde syndical, les collègues syndiqués jouent un rôle clé de « passeur ». La plupart des processus d’adhésion passent par la médiation d’un collègue militant syndical, qui aura convaincu par l’exemple et la proximité.
Le rapport à l’action est un autre résultat important. Proches du terrain, les militants affirment le besoin de concrétiser leur engagement dans des réalisations. S’engager dans des projets concrets, dans lesquels on s’investit personnellement et qui concrétisent le sens de l’engagement est important, particulièrement pour le débutant, pour le jeune militant, pour le syndicaliste mal reconnu, pour tout individu engagé qui, bien qu’étant dans « un jeu résolument collectif », souhaite concrétiser « ici, maintenant et personnellement » son engagement.
5) IRESMO : Un point entre autres revient à plusieurs reprises, c’est le fait que le militant syndical considère qu’il est parfois amené à faire le bien des salariés contre eux. Est-ce que cette position semble entrer en contradiction avec d’autres valeurs ou pratiques que développeraient les militants avec les salariés : transparence, démocratie… ?
P.V: « Faire le bien des salariés malgré eux » n’est pas contraire à la démocratie ou à la transparence, cela pose plutôt d’une part, la question de la définition de l’intérêt collectif et de la lutte contre les corporatismes et d’autre part, la visée prospective du travail syndical, c’est-à-dire sa capacité de se détacher d’intérêts immédiats en faveur d’un futur souhaitable collectivement.
L’essence même de la mission du militant, élu ou désigné, est de défendre l’intérêt collectif mais, s’il est assez facile de s’entendre sur l’existence de cet objectif commun et sur sa définition générale, il est parfois compliqué de l’opérationnaliser à court, moyen ou long terme. Les militants peuvent être confrontés à des définitions particulières de l’intérêt général, à des réflexes corporatistes ou identitaires. Le militant peut aussi se trouver tiraillé entre ses convictions de délégué et de travailleur. Il pourra aussi être confronté à des problèmes insolubles ou contraint de prendre des décisions non conformes aux souhaits de sa base. Il faut parfois prendre des décisions difficiles. Il n’y a pas toujours de réponses toutes faites. Il faut alors agir « en son âme et conscience » comme le dit un délégué, accepter qu’il y ait des mécontents et faire le maximum dans l’intérêt collectif. Dans ce cas, la transparence est cruciale et il faudra tout expliquer, dans le détail. Le travail syndical est un travail de délégation et la communication y est extrêmement importante.
6) IRESMO : Quels sont les principaux axes d’action pratique qui peuvent permettre selon vous, au vu de cette étude, de faciliter ce militantisme au quotidien ?
P.V. : L’étude a mis en évidence l’importance de la communication et de la transparence dans le travail syndical. Celui-ci est l’expression d’une délégation de parole et d’action. Communiquer, c’est soutenir l’exercice de la démocratie mais c’est aussi rendre visible le travail syndical au-delà des conflits médiatisés.
L’intérêt pour un engagement militant par projets est également confirmé par l’étude, notamment parce ce que le projet permet de mettre en œuvre la volonté d’agir qui motive le militant. Les projets aboutis, ambitieux ou modestes, concrétisent l’engagement, donnent un sentiment d’efficacité et rendent visible l’investissement individuel. Ils permettent de construire la reconnaissance. Pour ces multiples raisons, travailler autour de projets concrets et réalistes, en phase avec les valeurs qui motivent l’engagement, conforte l’individu dans son choix militant et entretient sa motivation.
Favoriser de véritables politiques d’intégration des nouveaux venus est également un défi pour le renouvellement syndical. L’étude a porté une attention spécifique aux femmes et aux jeunes. Elle a mis en évidence des attitudes et des pratiques plus proches de logiques d’assimilation que d’intégration, même si l’organisation syndicale avec laquelle nous avons travaillé est plutôt moderniste. Pour le dire de manière un peu caricaturale, il s’agit de l’ouverture bienveillante d’un monde masculin, d’âge mûr, à des individus différents (en âge et en genre), mais relativement aveugle face à la différence et dans des logiques de façonnage de l’autre à son image. Cette attitude est largement inconsciente, de part et d’autre, mais elle transparaît dans la vision que les uns donnent des autres et dans les pratiques mises en place au quotidien. Une véritable intégration, source de richesse et de renouvellement, passe sans doute par l’intégration de projets portés par les femmes et les jeunes, par une ouverture à un questionnement sur les méthodes de travail, la manière d’envisager l’engagement, la concertation et le conflit, etc.
Le temps est aussi un attribut indissociable de la militance. Militer nécessite du temps mais le rapport au temps n’est pas immuable, c’est une construction éminemment sociale. Il existe des attitudes différentes par rapport au temps de la militance. On les retrouve dans les discussions animées autour de la vision du rôle de délégué et de l’approche différenciée de la disponibilité du militant. Comme le désintérêt et l’altruisme ne sont pas des variables explicatives suffisantes pour comprendre l’engagement militant, la disponibilité sans réserve du militant n’est pas un dogme généralisé.
Écrire commentaire