Le Bord de l’eau, 2011, 116 p., 12 euros
Ce court ouvrage devrait s’intituler plus exactement un pré-manifeste du convivialisme selon l’auteur. Ce dernier, fondateur du Mouvement du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) et de la revue du même nom, aujourd’hui professeur émérite de sociologie, se propose d’esquisser les grands traits du convivialisme qui devrait constituer selon lui une voie à même de dépasser socialisme et libéralisme, communisme et anarchisme. La notion de convivialisme, dans laquelle se reconnaissent également selon lui Serge Latouche ou bien encore Patrick Viveret, sous des modalités plus ou moins semblables, peut certainement être rapportée d’une certaine manière à l’ouvrage d’Ivan Ilich, La convivialité. Cette notion permet en outre sans doute de sortir d’une définition restrictive par la négative du décroissant, voire de l’bjecteur de croissance. L’ouvrage se compose de quatre parties de volume inégal que nous allons détailler ci-dessous.
La première entend poser ce qui, selon l’auteur, constitue la base de toute analyse sociale. Celle-ci ne se trouve pas selon lui dans la lutte des classes défendue par Marx, mais au contraire dans l’importance d’éviter la guerre civile. L’auteur présente en particulier les différentes stratégies de traitement de la haine adoptées durant l’histoire: la projection (le bouc émissaire et l’ennemi), l’introjection (avec la constitution de hiérarchies sociales) et la dialectisation. Il s'intéresse en particulier à cette dernière modalité dont il considère que la forme accomplie est le don, “à la fois intéressé et désintéressé, obligé et libre”(p.23), tel qu’il a été étudié par Marcel Mauss. Une fois posée cette première étape, l’auteur se penche sur la démocratie comme régime politique de la modernité. Il examine en particulier différentes hypothèses - pessimistes ou optimistes - sur l’avenir de la démocratie. Il parvient en particulier au constat que l’époque néo-libérale se caractérise par la “parcellitarisme” qui caractérise cette tendance à sacrifier le commun ou le collectif à une certaine conception imaginaire de l’individu.
La deuxième partie de l’ouvrage analyse les rapports entre démocratie et croissance économique. L’accumulation des choses apparaît dans le néolibéralisme économique comme une nouvelle forme de la gestion de la haine. L’auteur s’attache ainsi à dresser un tableau de la situation économique actuelle: fin de la croissance, financiarisation de l’économie, explosion des inégalités, limites écologiques....
Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur commence par s’attacher à distinguer le concept de richesse monétaire de la notion de richesse en général. De même, il distingue croissance économique et bonheur, à la différence de ce que présuppose l’utilitarisme libéral. L’auteur s’attaque ensuite à l’anthropologie utilitariste de l’économie néo-classique, qui fait de l’être humain un être mu par son seul intérêt égoïste d’être sensible qui ne pourrait être satisfait que par l’accumulation de biens matériels. L’être humain serait au contraire pour lui avant tout un être moral, pour qui l’être précède l’avoir, et dont le désir serait avant tout un désir moral de reconnaissance par d’autres consciences. L’idéal utilitariste d’accumulation des biens apparaît en définitive comme une forme de ce que les Grecs appelaient l’ubris, la démesure, l’illimitation. Il s’agit au contraire de parvenir à une limitation des désirs matériels humains par une loi morale.
La quatrième partie de l’ouvrage s’attache à présenter les grands traits du convivialisme que défend Alain Caillé. Il s’agit de trouver selon lui un équilibre entre socialisme et libéralisme en sortant des éléments utilitaristes qu’ils peuvent contenir et en particulier la thèse d’une société pouvant reposer sur une croissance illimitée. Le convivialisme entend en outre dépasser les limites de l’Etat-nation et être pensé dans le cadre d’une aspiration universaliste.
Le convivialisme part ainsi du présupposé que les êtres humains sont des êtres sociaux. Il affirme la thèse d’une commune humanité caractérisée par le respect de tous les êtres humains. De ce fait, une décence commune impose d’une part l’existence d’un revenu minimum et de l’autre d’un revenu maximum. Le social-libéralisme d’Alain Caillé reprend donc le principe de différence de John Rawls selon lequel il peut exister des inégalités justes, mais en le reformulant: “le taux d’inégalité souhaitable est celui qui permet de pérenniser un état stationnaire dynamique qui maximise la puissance d’agir et d’inventer du plus grand nombre, dans le respect des équilibres avec la Nature” (p.85).
Le convivialisme entend en outre renouveler l’universalisme en distinguant trois dimensions de la culture: les pratiques relatives, le bloc technoscientifique qui constitue un savoir universel et les savoirs intermédiaires (littérature, philosophie....). Ce nouvel universalisme s’appuierait sur le fait que l’Occident accepte de dialoguer réellement avec les autres cultures en considérant que des vérités peuvent être atteintes par une autre voie que le logos philosophique rationnel. Alain Caillé parle ainsi de “pluriversalisme” (p.92) pour désigner ce nouvel universalisme.
Il s’agit en outre d’internationaliser l’Etat-nation en en dépassant la forme traditionnelle: “favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec leur propre maintien. Ou encore, qui permet la plus grande compatibilité possible entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit des cultures et leurs inégalités de fait” (p.94). C’est ainsi à une “créolisation” qu’invite le convivialisme: “aucune culture n’atteste effectivement sa propre valeur que pour autant qu’elle n’a pas peur de recevoir et de reconnaître les dons” (p.95).
L’associationnisme occupe une place centrale dans ce projet convivialiste, à la différence de l’étatisme qui avait pu caractériser un certain socialisme. La société civile associationniste gérant des biens communs constitue en outre une alternative à l'égoïsme individuel de l’économie privée libérale. Enfin, le dernier aspect de cette société du convivialisme se situe dans la place qu’elle accorde à la gratuité à partir d’une définition large et non-monétaire de la richesse: “est riche celui qui jouit de nombreuses gratuités, sait les recevoir et les reconnaître comme telles, et en prodiguer à son tour” (p.103).
En définitive, en faisant référence à Edgar Morin, le convivialisme selon l’auteur passe par la redéfinition d’un “idéal civilisationnel” (p.111), d’une politique de civilisation (p.115).
Ce manifeste du convivialisme, rédigé par Alain Caillé, entend s’inscrire dans une troisième voie, celle d’un social-libéralisme qui constitue une alternative entre le marxisme et le néo-libéralisme. Ces deux derniers courants sont rejetés du côté de l’utilitarisme. En ce qui concerne le marxisme, la lutte des classes est marquée par un conflit irréductible entre des intérêts de classe. Pour ce qui est de l’économie libérale, néo-classique et néo-libérale, elle s’appuie sur la rationalité d’un individu égoïste qui cherche à maximiser son plaisir sensible. Dans le cas du marxisme, il s’agit de considérer les individus comme mus par des intérêts matériels et économiques de classe, dans le cas de l’utilitarisme par des besoins issus de la sensibilité propre à l’espèce humaine. Le convivialisme ne part pas des besoins et des intérêts matériels des individus, mais de leurs besoins moraux d’êtres spirituels désirant être reconnus. A travers la notion de don, c’est sur l’existence d’une obligation morale d’origine sociale qu’entend s’appuyer le convivialisme. Il s’agirait donc de moraliser l’économie en s’appuyant sur les valeurs dont serait porteuse l’économie associationniste. Le social serait producteur d’une transcendance morale dont l’utilitarisme individualiste de l’économie libérale , en naturalisant les besoins humains et les lois de l’économie, ne parviendrait pas à rendre compte.
Néanmoins, on peut s’interroger sur certains éléments des fondements du convivialisme. On peut certes s’accorder sur le caractère social de l’être humain et donc sur l’importance de la solidarité pour un être social. Or justement, affirmer que toutes les idéologies, y compris l’anarchisme, ont été utilitaristes, est étonnant dans la mesure où, en particulier avec Pierre Kropotkine, se trouve naturalisé le principe de solidarité. Pour Kropotkine, en effet, l’évolution naturelle est caractérisée par le principe d'entraide: la concurrence ne s’applique pas entre les individus sociaux d’une même espèce, ce qui s’applique, c’est un principe d'entraide, en particulier pour survivre face aux conditions naturelles. Ce qui se trouve ici posé, c’est le problème de la continuité entre nature et culture, entre utilité vitale et altruisme moral. Être altruiste constitue une utilité vitale pour la survie de chaque être humain. L’affirmation de l’individualité pour les êtres sociaux passe donc par l’altruisme. Mais certains êtres, au lieu d’affirmer leur individualité de manière altruiste, l’affirment au contraire par l'égoïsme individuel, dans la concurrence. C’est ce qui conduit à la constitution de l’inégalité sociale. La solidarité et l'égoïsme sont des tendances naturelles. Néanmoins, pour Kropotkine, l’évolution naturelle doit amener le triomphe de la première sur la seconde. Face à l’inégalité sociale, on peut néanmoins douter qu’une simple régulation morale réussisse à imposer la solidarité comme principe social, ainsi des luttes sociales visant la mise en commun des richesses ne sont-elles pas nécessaires ? C’est d’une certaine manière la différence qui s’exprime entre le projet mutuelliste de Proudhon et le projet syndicaliste révolutionnaire. Le syndicat est une organisation de solidarité qui est une manifestation de ce qu’il n’y a pas de contradiction entre intérêt et solidarité: c’est l’intérêt des individus opprimés d’être solidaires. Mais l’inégalité sociale qui règne au sein de la société rend impossible l’établissement d’une solidarité entre classes sociales. La solidarité entre tous les individus d’une même société doit trouver sa condition de possibilité dans la mise en commun des richesses sociales et ne peut pas en être la cause.
Irène Pereira
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