Proudhon, critique de Rousseau

 

 

Extraits et présentation

 

            Les extraits ci-dessous sont tirés de deux ouvrages de Proudhon se situant à deux moments distincts de l’histoire de sa pensée. Il s’agit d’une part d’ Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851) et d’autre part Du principe fédératif(1863). Ces textes permettent d’analyser plus précisément les différences entre le républicanisme néo-athénien de Rousseau (basé sur la démocratie directe), un libéralisme économique (anti-étatique), l’anarchie, puis le fédéralisme de Proudhon. En particulier, ces extraits abordent la notion de contrat politique et économique.

 

“Négation traditionnelle du gouvernement”, in Idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1851)

 

            Rousseau selon Proudhon dénature la notion de contrat social qui pour le penseur bisontin doit effectivement constituer la base de l’organisation sociale. En effet, le contrat permet de remplacer la conception distributive de la justice (égalité géométrique) par une conception commutative (égalité arithmétique).

 

Contrat, justice commutative, qui sont de la langue juridique, dans la langue des affaires, vous avez le Commerce, c'est-à-dire, dans la signification la plus élevée, l'acte par lequel l'homme et l'homme se déclarant essentiellement producteurs, abdiquent l'un à l'égard de l'autre toute prétention au Gouvernement [...]  . 

 

            Le contrat social tel que le définit Proudhon obéit aux conditions suivantes: 

 

“Le contrat social doit être librement débattu,- individuellement consenti, signé, manu propria, par tous ceux qui y participent.—Si la discussion était empêchée, tronquée, escamotée; si le consentement était surpris; si la signature était donnée en blanc, de confiance, sans lecture des articles et explication préalable; ou si même, comme le serment militaire, elle était préjugée et forcée : le contrat social ne serait plus alors qu'une conspiration contre la liberté et le bien-être des individus les plus ignorants, les plus faibles et les plus nombreux, une spoliation systématique, contre laquelle tout moyen de résistance et même de représailles pourrait devenir un droit et un devoir.”

 

            Néanmoins, Proudhon rappelle, qu’à l’inverse, le contrat social, tel que l’établit Rousseau, ne répond pas ces conditions:

 

Pour lui le contrat social n'est ni un acte commutatif, ni même un acte de société : Rousseau se garde bien d'entrer dans de telles considérations. C'est un acte constitutif d'arbitres, choisis par les citoyens, en dehors de toute convention préalable, pour tous les cas de contestation, querelle, fraude ou violence qui peuvent se présenter dans les rapports qu'il leur plaira de former ultérieurement entre eux, les dits arbitres revêtus d'une force suffisante pour donner exécution à leurs jugements et se faire payer leurs vacations.

 

Les critiques que Proudhon oppose à la notion de contrat social, tel que l’a théorisé Rousseau, ne s’arrêtent pas là. Il lui reproche d’avoir réduit le contrat social à sa dimension politique et d’en avoir exclu la question sociale. Alors que Rousseau a consacré Le Second discours à la question de l’inégalité sociale, la réponse qu’il lui apporte dans Du contrat social, n’est pas à la hauteur de son précédent ouvrage. Il se limite à des mesures de redistribution sans attaquer le problème à la racine:

 

“ En deux mots, le contrat social, d'après Rousseau, n'est autre chose que l'alliance offensive et défensive de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas, et la part qu'y prend chaque citoyen est la police qu'il est tenu d'acquitter, au prorata de sa fortune, et selon l'importance des risques que le paupérisme lui fait courir”.

 

La critique ne porte pas seulement sur la dimension économique, mais également sur les conséquences politiques du contrat social théorisé par Rousseau: réintroduction de la prise de décision à la majorité et du mandat représentatif. Sur le plan politique, Rousseau est vu comme un inspirateur de Robespierre en 1793 - le régime d'assemblée dégénérant en terreur - et comme une source théorique de la République de 1848 qui adjoint au régime représentatif, le suffrage universel, mais sans régler la question sociale. 

 

Après avoir posé en principe que le peuple est seul souverain, qu'il ne peut être représenté que par lui-même, que la loi doit être l'expression de la volonté de tous, et autres banalités superbes à l'usage de tous les tribuns, Rousseau abandonne subtilement sa thèse et se jette de côté. D'abord, à la volonté générale, collective, indivisible, il substitue la volonté de la majorité; puis, sous prétexte qu'il n'est pas possible à une nation d'être occupée du matin au soir de la chose publique, il revient, par la voie électorale, à la nomination de représentants ou mandataires qui légiféreront au nom du peuple et dont les décrets auront force de lois.

 

Le contractualisme de Rousseau apparaît ainsi comme porteur de plusieurs thèses liberticides parmi lesquelles:

 

Que le gouvernement populaire ou direct résulte essentiellement de l'aliénation que chacun doit faire de sa liberté au profit de tous;

[...]

Que dans une République bien constituée, aucune association ou réunion particulière de citoyens ne peut être soufferte, parce que ce serait un état dans l'état, un gouvernement dans le gouvernement;

[...]

Que le souverain, c'est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l'entendement, a pour représentant naturel et visible le prince, lequel vaut d'autant mieux qu'il est plus un;

Que le Gouvernement n'est point intime à la société, mais extérieur à elle [...]

 

 

En définitif, pour Proudhon, même la démocratie directe d’inspiration rousseauiste, apparaît comme une forme de gouvernement de l’homme sur l’homme:

 

“Législation directe, gouvernement direct, gouvernement simplifié, vieux mensonges qu'on essayerait en vain de rajeunir. Direct ou indirect, simple ou composé, le gouvernement du peuple sera toujours l'escamotage du peuple. C'est toujours l'homme qui commande à l'homme; la fiction qui fait violence à la liberté;

 

Dans la partie de son ouvrage, intitulée “Organisation des forces économiques”, puis dans “Dissolution du gouvernement dans l’organisme économique”, Proudhon expose la théorie du contrat qu’il entend substituer à celle de Rousseau. Toutefois, il commence par reconnaître que:

 

Rousseau a dit vrai : Nul ne doit obéir qu'à la loi qu'il a lui-même consentie

 

            Proudhon appuie sa conception de l’organisation sociale sur le contrat:

 

Pour que je reste libre, que je ne subisse d'autre loi que la mienne, et que je me gouverne moi-même, il faut renoncer à l'autorité du suffrage, dire adieu au vote comme à la représentation et à la monarchie. Il faut supprimer, en un mot, tout ce qui reste de divin dans le gouvernement de la société, et rebâtir l'édifice sur l'idée humaine du Contrat. [...]

Si donc le contrat que je fais avec quelques-uns, je pouvais le faire avec tous; si tous pouvaient le renouveler entre eux; si chaque groupe de citoyens, commune, canton, département, corporation, compagnie, etc., formé par un semblable contrat et considéré comme personne morale, pouvait ensuite, et toujours dans les mêmes termes, traiter avec chacun des autres groupes et avec tous, ce serait exactement comme si ma volonté se répétait à l'infini. Je serais sûr que la loi ainsi faite sur tous les points de la République, sous des millions d'initiatives différentes, ne serait jamais autre chose que ma loi, et si ce nouvel ordre de choses était appelé gouvernement, que ce gouvernement serait le mien.

Ainsi le principe contractuel, beaucoup mieux que le principe d'autorité, fonderait l'union des producteurs, centraliserait leurs forces, assurerait l'unité et la solidarité de leurs intérêts.

Le régime des contrats, substitué au régime des lois, constituerait le vrai gouvernement de l'homme et du citoyen, la vraie souveraineté du peuple, la République.

 

            Proudhon espère fonder une révolution sociale (c’est-à-dire économique), en échappant au despotisme politique, en s’appuyant sur le modèle du contrat commercial. Néanmoins, cette conception caractérisée par la résorption de l’ordre politique dans un ordre économique contractuel, qui peut en définitif aboutir paradoxalement à un système très proche de certaines formes de libéralisme économique extrême,  Proudhon en effectue la critique dans son ouvrage du Principe fédératif et propose une nouvelle théorie du contrat.

 

Du principe fédératif (1863).

 

Ch.II- “Conception a priori de l’ordre politique: régime d’autorité, régime de liberté”

 

            Dans les régimes d’autorité, Proudhon classe entre autres le communisme (défini comme gouvernement de tous par tous) et dans les régimes de liberté figurent la démocratie (gouvernement de tous par chacun) et l’an-archie ou self-governement (gouvernement de chacun par chacun).

            Rousseau est évoqué dans l’analyse de la démocratie. La démocratie apparaît comme le produit d’un contrat artificiel entre des volontés rationnelles. La démocratie fonde donc le régime politique sur une transcendance par rapport à l’ordre social historique:

 

Comment se pose à son tour le gouvernement démocratique, expression spontanée du principe de liberté ? Jean-Jacques Rousseau et la Révolution nous l’ont appris: Par la convention. Ici la physiologie n’est plus rien. L’Etat apparait comme le produit, non plus de la nature, organique, de la chair, mais de la nature intelligible qui est l’esprit.

 

            La définition que Proudhon propose de l’anarchie ou self-governement correspond à la théorisation qu’il en a donné dans Idée générale de la révolution. L’anarchie est le régime qui est opposé l’absolutisme. L’anarchie, implique le refus de toute fondation transcendante, à l’inverse de la monarchie absolue fondée sur la transcendance divine.

 

Comme variété du régime libéral, j'ai signalé l’ANARCHIE ou gouvernement de chacun par soi-même par soi-même, en anglais, self-government. L’expression de gouvernement anarchique impliquant une sorte de contradiction, la chose semble impossible et l'idée absurde. Il n’y a pourtant à reprendre ici que la langue la notion d'anarchie, en politique, est tout aussi rationnelle et positive qu'aucune autre. Elle consiste en ce que, les fonctions politiques étant ramenées aux fonctions industrielles, l’ordre social résulterait du seul fait des transactions et des échanges. Chacun alors pourrait se dire autocrate de lui-même, ce qui est l’extrême inverse de l’absolutisme monarchique. 

 

Ch.IV- “Transaction entre les principes: origines des contradictions de la politique”

 

            Mais si Proudhon est conduit à introduire le fédéralisme, comme mode d’organisation politique, c’est qu’il s’est aperçu des limites de sa première conception anti-étatique. En définitif, si le contractualisme, qu’il a développé auparavant, permet de garantir le pluralisme en s’opposant à toute centralisation par une forme politique transcendante, la résorption du politique dans l’économique ne parvient pas à se distinguer clairement d’un ultra-libéralisme économique. Ce qui risque ainsi de disparaître, c’est la solidarité économique que garantit en revanche le communisme, mais au pris d’une transcendance étatique autoritaire:

 

Mais, tandis que la communauté reste le rêve de la plupart des socialistes, l'anarchie est l'idéal de l'école économique, qui tend hautement à supprimer tout établissement gouvernementale et constituer la société sur les seules bases de la propriété et du travail libre.

 

Ch. VII - Dégagement de l’idée de fédération

 

            Là encore Proudhon prend le soin de distinguer le type d’organisation politique qu’il propose du contrat social tel que l’a théorisé Rousseau:

 

 Pour que le contrat politique remplisse la condition synallagmatique et commutative que suggère l'idée de démocratie; pour que, se renfermant dans de sages limites, il reste avantageux et commode à tous, il faut que le citoyen en entrant dans l'association, 1°)  ait autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie; 2°) qu'il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l'objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l'État. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que j'appelle une fédération. Fédération  [...]  est une convention par laquelle un ou plusieurs chefs de famille, une ou plusieurs communes, un au plusieurs groupes de communes ou États, s'obligent réciproquement et également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets particuliers, dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement aux délégués de la fédération.

 

L’Autorité chargée de son exécution ne peut jamais l’emporter sur ses constituantes, je veux dire que les attributions fédérales ne peuvent jamais excéder en nombre et en réalité celles des autorités communales ou provinciales, de même que celles-ci ne peuvent excéder les droits et prérogatives de l'homme et du citoyen. S'il en était autrement, la commune serait une communauté; la fédération redeviendrait une centralisation monarchique; l'autorité fédérale, de simple mandataire et fonction subordonnée: qu’elle doit être, serait regardée comme prépondérante; au lieu d'être limitée à un service spécial, elle tendrait à embrasser toute activité et toute initiative; les États confédérés seraient convertis en préfectures, intendances, succursales ou régies.

 

[En note, Proudhon ajoute:]

 

Dans la théorie de J-J.. Rousseau, qui est celle de Robespierre et des Jacobins, le Contrat social est une fiction de légiste, imaginée pour rendre raison, autrement que par le droit divin, l'autorité paternelle ou la nécessité sociale, de la formation de l'État et des rapports entre le gouvernement et les individus. [....] Dans le système fédératif, le contrat social est plus qu’une fiction; c’est un pacte positif, effectif, qui a été réellement proposé, discuté, voté, adopté, et qui se modifie régulièrement à la volonté des contractants. Entre le contrat fédératif et celui de Rousseau et de 93, il y a toute la distance de la réalité à l'hypothèse.]

 

 

Conclusion:

 

            Néanmoins, le contract social tel qu’il est présenté dans Du principe fédératif  est encore incomplet. En effet, le fédéralisme constitue le versant politique de l’équilibration entre la liberté politique des individus et la solidarité économique qui se trouve complétée dans De la capacité politiques des classes ouvrières par un pendant économique, le mutuellisme:

 

Ainsi, transporté dans la sphère politique, ce que nous avons appelé jusqu'à présent mutuellisme ou garantisme prend le nom de fédéralisme. Dans une simple synonymie, nous est donnée la révolution tout entière, politique et économique.

 

Le fédéralisme proudhonien se distingue de la pure immanence des intérêts privés du libéralisme économique (ou même des réseaux postmodernes) et la transcendance de l’Etat centralisateur du républicanisme ou scientiste de l’Etat bolchévique. 

 

 

 

 

 

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