Paris, La Dispute, 2009, 234 pp., 23 euros
Chemins de l’émancipation et rapports sociaux de sexe est un ouvrage collectif qui se donne pour projet global de tenter de penser à la fois les rapports de domination et les pratiques d’émancipation, l’individu et le collectif. Le premier point théorique sur lequel prennent position les auteurs consiste à s’inscrire dans une sociologie des rapports sociaux et à considérer que ceux-ci ne permettent pas seulement l’analyse de la reproduction de la domination, mais que la dynamique des rapports sociaux inégalitaires constitue également la condition de possibilité de leur subversion.
Présentation analytique de l’ouvrage:
L’introduction, qui présente l’orientation générale de l’ouvrage, s’attache à penser le rapport entre l’individuel et le collectif. Le fait social que constitue l’individualisme apparaît comme ambivalent. D’un côté, l’individualisme est présenté comme la condition de possibilité de l’autonomie et donc d’une forme d’émancipation. Néanmoins, d’un autre côté, l’individualisme peut apparaître comme la marque d’un isolement et s’opposer à une émancipation collective. “Il permet, potentiellement du moins l’émancipation des individus, hommes et femmes, vis-à-vis des structures communautaires contraignantes, et il rend possible le développement d’expressions critiques sous toutes ses formes ainsi que la reconnaissance de droits nouveaux spécifiques. Mais il peut tout aussi bien contribuer à la sérialisation des individus et au développement des conformismes, tout comme il peut accroître l’insécurité de ces mêmes individus, notamment lorsque, en raison de leur nécessaire interdépendance sociale et matérielle, le travail et l’organisation du travail fragilisent, du moins pour une fraction importante d’entre eux, l’accès à la stabilisation dans l’emploi” (p.14-15). Il s’agit alors non pas d’opposer le “je” au “nous”, mais de les articuler.
Il s’agit en outre de penser la question de l’individuation dans le cadre de ses conditions de possibilité sociales et des dynamiques conflictuelles qui en permettent l’émergence, en particulier dans la sphère du travail. Ce souci s’oppose aux conceptions abstraites de l’individu telles qu’elles apparaissent à l’oeuvre dans les philosophies ou l’économie politique libérales. Le corollaire de l’émancipation de l’individu dans le libéralisme est alors la propriété. Mais si l’individualité trouve sa condition de possibilité dans la société, pour autant le processus d’individuation de chaque acteur est à chaque fois singulier.
Le double versant de l’individuation s’exprime d’une part dans le rapport social et dans la relation sociale. Le rapport social détermine les conditions de possibilité structurelles de l’individuation, tandis que la singularité du processus d’individuation s’exprime dans la relation sociale micro-sociologique.
Les auteurs dégagent ainsi deux conceptions sociales de l’individu. D’une part “une figure de l’individualisation que l’on pourrait paradoxalement considérer comme socialisée”: elle correspond “à une logique fondamentalement “politique” d’un individualisme reposant sur des acquis collectifs résultants eux-mêmes d’une histoire collective faites de luttes”. C’est la face positive de l’individualisme. D’autre part, “une figure de l’individualisation rabattue sur le seul volet “individualiste” contractuel”: elle correspond à “une logique économique d’un individualisme qu’on pourrait qualifier de “marchand”: cette logique [est] approfondie par le néolibéralisme et le management capitaliste” (p.34). C’est pour les auteurs la face sombre de l’individualisme.
Il s’agit alors de distinguer deux voies du processus d’individuation. La première consiste à affirmer son individualité de manière auto-référentielle en opposition avec les autres. Au contraire, il existe d’une forme d’individuation qui se réalise d’autant mieux qu’elle trouve sa condition de possibilité dans des processus d’émancipation collectifs.
Le premier chapitre de l’ouvrage collectif, “Individu, groupe, collectif: quelques éléments de réflexion”, est un texte de Danièle Kergoat dans lequel l’auteure présente des analyses issues de plusieurs années de travaux menés sur les luttes collectives de femmes. Ce qui l’intéresse est le passage du “je” au “nous”. Elle insiste tout d’abord sur la distinction entre le groupe et le collectif: “le passage d’un groupe éclaté [...] ayant une capacité d’action nulle ou faible, à un groupe ayant une conscience de groupe [...] c’est cela le collectif” (p.51). Le second élément sur lequel elle revient est ce qu’elle appelle le syllogisme du sujet sexué féminin: “1. Toutes les femmes sont jalouses (majeure) 2. Moi, je ne suis pas jalouse. [...] Donc je ne suis pas une femme”. Ce raisonnement, l’auteure a pu le voir transparaître dans nombre d’entretiens qu’elle a effectués. Il constitue ainsi un obstacle à l’identification de l’individu femme au collectif femme. Enfin, avec le mouvement de la Coordination infirmière, ce qui intéresse l’auteure, c’est la manière dont le collectif devient une condition de possibilité de l’émergence de l’individualité des participantes.
Le second chapitre de l’ouvrage, rédigé par Christine Mennesson, s'intéresse également aux rapports entre l’individuel et le collectif, mais cette fois dans le cadre de l’exemple des femmes dans le milieu sportif, en particulier de la boxe pied-poing et du football. L’approche de l’auteure croise la sociologie du genre et des dispositions issue de Pierre Bourdieu. L’auteure s'intéresse plus spécifiquement à la manière dont les instances fédérales de tel ou tel sport valorisent ou dévalorisent tel ou tel type d’image de la femme.
La seconde partie de l’ouvrage a pour thème “les processus d’individuation et les dynamiques identitaires”. Blandine Veith s’interesse aux projets de retraite de migrantes contrariés par leur situation de précarité. Catherine Delcroix revient sur son expérience de vie en Algérie afin d’analyser comment les femmes qu’elle a côtoyées vivaient la question de leur émancipation. Elle distingue en particulier trois rapports à l’émancipation en fonction de trois courants religieux: moderniste réformiste, fondamentaliste et hyper-traditionnaliste.
La troisième partie de l’ouvrage porte plus particulièrement sur le rapport entre individuel et collectif dans le parcours de femmes dans le milieu agricole: d’une part à partir d’une contribution d’Annie Rieu et Sabrina Dahache et d’autre part avec une autre de Philippe Cardon.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la question de l’individu face à la mobilisation collective. La contribution de Stephane Le Lay s’interesse en particulier à l’attitude des femmes face à l’absence de mobilisation collective dans des secteurs professionnels caractérisés comme des déserts syndicaux. Emmanuelle Lada étudie quant à elle les obstacles à l’émergence d’actions collectives dans le secteur de l'hôtellerie et la manière en particulier dont l’organisation du travail conduit à isoler les salariées. Enfin, José Caldéron et Xavier Dunezat effectuent un regard croisé sur les pratiques de résistance au travail de précaires dans une usine en Espagne et sur un mouvement de “sans” en France.
L’ouvrage se termine par un épilogue consacré à la trajectoire d’une femme racisée présenté par Yannick Le Quentrec. Ce portrait est celui d’un individu que les conditions sociales objectives ne semblent pas prédisposer à l’engagement militant collectif et dont pourtant le processus d’individuation conduit à devenir une militante. Le travail et la lutte collective apparaissent au cours de ce parcours comme des conditions de possibilité de l’affirmation de la puissance d’agir du sujet et donc de son individualité.
Mises en perspectives:
L’approche proposée dans cet ouvrage présente à notre avis plusieurs intérêts.
Tout d’abord, celui de distinguer entre deux conceptions de l’individu. La première, celle d’un individu abstrait dont l’individualité préexiste à la société, est renvoyée justement du côté de l’individualisme libéral. En revanche, l’analyse met en avant l’existence d’une conception de l’individu qui pense l’affirmation de l’individu non pas en opposition avec le collectif, mais au contraire dans la relation avec les autres.
Il est possible en effet de souligner que la conception libérale de l’individu n’est pas la seule qui se soit affirmée au cours de l’histoire de la pensée politique et de la philosophie sociale. En effet, on trouve par exemple chez Proudhon la thèse que: “l'homme le plus libre c'est celui qui a le plus de relations avec ses semblables". De même, Bakounine oppose la liberté qui s’arrête “comme devant une borne devant la liberté d’autrui” et la liberté qui trouve au contraire dans la vie sociale “sa confirmation et son extention à l’infini”. Il serait erroné ainsi de penser que l’action collective du mouvement ouvrier s’oppose en soi à l’affirmation de l’individualité. En tout cas, telle n’est pas la position des syndicalistes révolutionnaires, comme le rappelle Emile Pouget:
“ L’Action directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment. Et cette surabondance de vitalité, d’expansion du « moi » n’est en rien contradictoire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux car, loin d’être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente. [...] Et cela parce qu’elle est la vulgarisation, dans la vieille société d’autoritarisme et d’exploitation, des notions créatrices qui libèrent l’être humain : développement de l’individu, culture de la volonté, entraînement à l’action”. L’action directe est avant tout pour les syndicalistes révolutionnaires la grève. Ainsi la thèse que défend Pouget est bien la suivante: dans l’action collective que constitue la grève, l’ouvrier est conduit à développer son individualité.
La thèse de la distinction entre ces deux types d’individualisme, l’une qui s’affirme seule et une autre qui se réalise au contraire dans son rapport avec autrui apparaît parfaitement résumé par la formule du militant anarchiste Gaston Leval:
“On peut donc être une individualité extraordinaire sans être individualiste, en ne pensant pas toujours à soi, en se dévouant sans cesse a la cause des hommes. Vincent de Paul, Louise Michel, Blanqui, Malatesta, et tant d 'autres, firent de plus grandes individualités que Stirner ou Nietzsche”.
Le second point qui mérite d’être relevé à notre avis est l’usage qui est fait de la distinction entre relations sociales et rapports sociaux. La notion de relation sociale permet de penser effectivement comment c’est dans la relation à autrui que peut s’affirmer l’individualité. La notion de rapport social permet quant à elle de penser deux aspects. Le premier est de rendre compte de la structuration sociale inégalitaire qui rend possible l’individualisation, c’est-à-dire l’isolement des individus, et les idéologies de l’individu abstrait. Dans un second versant, la notion de rapport social conduit à analyser comment le processus de constitution des collectifs au cours de luttes sociales peut être favorable à l’émergence d’individualités.
Enfin, en s'intéressant à la question du collectif de lutte comme condition d’émergence de l’individualité, l’approche proposé permet de renverser la perspective qui voit dans la résistance individuelle la condition de possibilité de la résistance collective. Ainsi, il semble tentant de penser que les luttes collectives naissent de l’agrégation d’individus qui seraient dans une situation de résistance infrapolitique. Or il est possible de se demander au contraire s’il n’existe pas nombre de cas où l’individu résistant se construit au cours d’une expérience de lutte collective.
Annexe: Extrait d’un texte de Bakounine:
“On sait la phrase sacramentelle qui dans le jargon de tous les partisans de l'État et du droit juridique, exprime cette déchéance et ce sacrifice, ce premier pas fatal vers l'asservissement humain. L'individu jouissant d'une liberté complète à l'état de nature, c'est-à-dire avant qu'il ne soit devenu membre d'aucune société, fait, en entrant dans cette dernière, le sacrifice d'une partie de cette liberté, afin que la société lui garantisse tout le reste. A qui demande l'explication de cette phrase, on répond ordinairement par une autre : " La liberté de chaque individu humain ne doit avoir d'autres limites que celle de tous les autres individus. "
En apparence, rien de plus juste, n'est-ce pas ? Et pourtant cette théorie contient en germe toute la théorie du despotisme. Conformément á l'idée fondamentale des idéalistes de toutes les écoles et contrairement á tous les faits réels, l'individu humain apparaît comme un être absolument libre tant et seulement tant qu'il reste en dehors de la société, d'où il résulte que cette dernière, considérée et comprise uniquement comme société juridique et politique, c'est-à-dire comme État, est la négation de la liberté. Voilà le résultat de l'idéalisme, il est tout contraire comme on voit, aux déductions du matérialisme, qui conformément á ce qui se passe dans le monde réel, font procéder la liberté individuelle des hommes de la société, comme une conséquence nécessaire du développement collectif de l'humanité.
La définition matérialiste, réaliste et collectiviste de la liberté tout opposée á celle des idéalistes, est celle-ci : L'homme ne devient homme et n'arrive tant à la conscience qu'à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l'action collective de la société tout entière; il ne s'émancipe du joug de la nature extérieure que par le travail collectif ou social qui seul est capable de transformer la surface de la terre en un séjour favorable aux développements de l'humanité; et sans cette émancipation matérielle il ne peut y avoir d'émancipation intellectuelle et morale pour personne. Il ne peut s'émanciper du joug de sa propre nature, c'est-à-dire il ne peut subordonner les instincts et les mouvements de son propre corps à la direction de son esprit de plus en plus développé que par l'éducation et par l'instruction; mais l'une et l'autre sont des choses éminemment, exclusivement sociales ; car en dehors de la société l'homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose. Enfin l'homme isolé ne peut avoir la conscience de sa liberté. Être libre, pour l'homme, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l'entourent. La liberté n'est donc point un fait d'isolement, mais de réflexion mutuelle, non d'exclusion mais au contraire de liaison,la liberté de tout individu n'étant autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux.
(in Dieu et l’Etat)
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