La Dispute, 2012, 355 p., 22 euros
Ce recueil d’articles constitue une anthologie de textes de la sociologue Danièle Kergoat. Les documents proposés s'échelonnent entre 1978 et 2010. Ils constituent une introduction à la pensée de cette chercheuse pionnière dans l’étude de l’articulation des rapports sociaux. L’organisation de l’ouvrage n’est pas chronologique, mais prend appui sur une thèse fondamentale de l’auteure: en étudiant les rapports sociaux, il s’agit d’analyser non seulement les rapports de domination, mais également les pratiques d’émancipation. C’est bien ce qu’indique le titre du recueil: ne pas dénier aux actrices la validité de leur point de vue. Au coeur des rapports sociaux, à la fois dans la sphère productive et reproductive, se situe le travail. C’est en particulier les tensions autour du travail qui permettent d’analyser la façon dont se construisent les structures de domination et émergent les subjectivités en résistance. L’ouvrage s’organise donc en trois parties: les dominations, le travail et l’émancipation. Il faut signaler enfin que l’ensemble se termine par une bibliographie d’une dizaine de pages des textes de Danièle Kergoat.
Une introduction à la pensée de Danièle Kergoat
L’introduction de l’auteure rappelle en particulier comment cette sociologie de l’articulation des rapports sociaux prend ses distances avec deux angles possibles d’approche des phénomènes sociaux. Les premières, structuralistes, se centrent uniquement sur la domination, oubliant ainsi les capacités de résistance individuelles et collectives des actrices. Les secondes, postructuralistes, s’enferment dans le point de vue, la perspective de chaque acteur, conduisant à une fragmentation de l’analyse du social et à un relativisme: tendance à laquelle les théories de l’intersectionnalité n’échappent pas. Danièle Kergoat réaffirme ainsi dès l’introduction des points théoriques issus de son travail: il s’agit “de rappeler constamment (et de démontrer) la centralité du travail pour penser les rapports sociaux de classe, de sexe et de race; de démontrer que ces rapports sociaux exploitent, dominent et oppriment; d’établir que cette formalisation permet d’appréhender la réalité sociale dans son historicité, tout à la fois objectivée et subjective; de prouver que ces rapports sociaux sont consubstantiels: il y a entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux de classe, de genre et de race; se reproduisent et se coproduisent mutuellement. [...] Le fait que les rapports sociaux forment un système n’exclut certes pas les contradictions entre eux” (p.24).
La première partie de l’ouvrage, “Penser les dominations”, se découpe en deux sections: “les verrous de la domination” et “construire le cadre d’analyse”. Le premier texte du recueil, qui est aussi le plus ancien, montre comment l’auteure est rapidement sensible à mettre en évidence comment la variable de sexe conduit à construire des pratiques d’ouvrières qui sont différentes de celles des ouvriers. Le second et le troisième chapitre insistent pour leur part sur la manière dont l’analyse des femmes au travail doit prendre en compte l’articulation du travail productif et reproductif. Dans la seconde section, consacrée aux cadres d’analyse théorique, le premier chapitre porte sur la notion de “rapports sociaux de sexe”. Cette analyse conduit entre autres à : “une rupture radicale avec les explications biologisantes des différences entre les pratiques sociales masculines et féminines; rupture radicale avec les modèles supposés universels; affirmation que ces différences sont construites socialement, que ce construit social a une base matérielle (et pas seulement idéologique); qu’il est appréhendable historiquement; affirmation que ces rapports sociaux reposent d’abord et avant tout sur un rapport hiérarchique entre les sexes; qu’il s’agit bien d’un rapport de pouvoir” (p.103). Ce chapitre introduit également une notion importante, celle de “pratique sociale” indispensable “pour permettre d’aller de l’abstrait au concret (le groupe, l’individu); pour définir les acteurs autrement que comme purs produits des rapports sociaux; pour pouvoir penser simultanément le matériel et le symbolique; pour restituer aux acteurs sociaux le sens de leurs pratiques, pour que le sens ne soit pas donné de l’extérieur par un pur déterminisme” (p. 104). Le chapitre suivant poursuit l’analyse en montrant comment l’introduction des catégories de sexe transforme l’ensemble de l’analyse en sociologie du travail. Le dernier chapitre de la première partie, “Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux” revient sur des apports théoriques forts du travail de l’auteure. Le premier est la distinction entre relation sociale et rapports sociaux: “Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquels elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu” (p.128). L’auteure y expose également ce qui constitue les trois impératifs de l’analyse des rapports sociaux: “l’impératif matérialiste: les rapports dont nous parlons ici sont des rapports de production. Ils croisent donc exploitation, domination et oppression.[...] Ce qui suppose de revenir aux enjeux (matériels et idéels) des rapports sociaux [...] Troisième impératif: cerner des invariants dans les principes de fonctionnement des rapports sociaux [tels que] la division sexuelle du travail : alors que les formes de celle-ci sont d’une extrême labilité dans le temps et dans l’espace, il n’en demeure pas moins qu’elle a deux principes organisateurs: le principe de séparation (travail d’homme versus travail de femme) et le principe de hiérarchie (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme)” (p.135-136). Enfin, deux notions permettent d’analyser l’articulation des rapports sociaux. La consubstantialité “c’est l’entrecroisement dynamique complexe des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres; ils se modulent les uns les autres et se construisent de façon réciproque” (p.136). La coextensivité “quant à elle renvoie au dynamisme des rapports sociaux puisque les rapports sociaux se coproduisent mutuellement” (p.136).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la centralité du travail. Elle se divise en deux sections: “le travail a deux sexes” et “division du travail et rapports sociaux de sexe”. Le premier chapitre est consacré au rapport des femmes au temps partiel, plus souvent occupé par ces dernières, et dont on connaît l’ambivalence car il est pris entre ce qui est vécu subjectivement comme un choix et ce qui relève d’une organisation sociale objective. Le second chapitre présente un article intéressant pour réfléchir aux distinctions entre travail, emploi et métier: comme il y a du travail en dehors de l’emploi (c’est le cas du travail reproductif), tous les emplois ne sont pas vécus subjectivement comme des métiers par les actrices. La distinction entre la catégorie générale de travail et celle de métier, qui suppose un savoir-faire, permet de mieux comprendre les conditions de possibilité objectives d’un investissement subjectif de l’individu dans son travail. Le dernier chapitre de la première section met en valeur l’opposition entre un travail masculin flexibilisé et une persistance d’une organisation taylorienne du travail féminin. Le premier article de la seconde section revient sur la notion de “division sexuelle du travail”. Cette notion est ainsi devenue avec la division sociale de classe du travail et la division technique entre manuel et intellectuel, un des axes d’appréhension des rapports de domination et d’exploitation qui traversent le travail. Le chapitre suivant s'intéresse au lien entre division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe. C’est en particulier dans ce texte que l’on trouve la définition la plus achevée de la notion de rapport social: “tension antagonique se nouant en particulier autour de l’enjeu de la division du travail et qui aboutit à la création de groupes sociaux ayant des intérêts contradictoires”. Cette réflexion se poursuit dans le chapitre suivant. Le rapport social a une base matérielle, mais il a également une base idéelle: le naturalisme apparaît ainsi comme un des principes de légitimation des rapports sociaux. Le travail qui en constitue la base matérielle se présente comme une production du vivre. Il est à la fois création et aliénation. Le rapport social est souvent masqué par le mouvement brownien des relations sociales de l’échelle micro-sociologique. Néanmoins, le rapport social n’est pas qu’antagonisme, il produit des groupes qui se caractérisent pas des liens internes de solidarité.
La troisième partie de l’ouvrage, consacrée à l’émancipation, se divise en deux sections: “la construction d’un espace de liberté” et “la puissance de l’agir”. Le premier chapitre de cette partie porte sur le passage du “je” au “nous” dans la constitution de l’action collective. Deux notions sont mises en avant. D’abord, celle d’”apprentissage collectif”: l’apprentissage collectif ne se réduit pas à la somme des apprentissages individuels”. Ensuite, la distinction entre le “groupe” et le “collectif”: “le collectif n’est pas la simple addition de groupes [...] pas plus qu’il n’est l’addition stabilisée d’un certain nombre d’individus [...] On ne passe pas sans médiation de l’individu au collectif: il faut passer par un stade intermédiaire, celui du groupe, beaucoup plus stable au niveau spatio-temporel que le collectif” (p.243). L’analyse du mouvement de la coordination des infirmières permet entre autres à l’auteur de mettre en avant deux points: a) les rapports sociaux sont des rapports de domination, mais également d’émancipation, en tant que le rapport inclut le conflit b) le collectif apparaît comme la condition de possibilité de l’émancipation à la fois collective et individuelle: elle permet à des sujets d’émerger en tant qu’individualités lors des actions de lutte. Le deuxième texte est consacré à l’analyse de ce que l’auteure a appelé le syllogisme sexué et qui s’appuie sur la prise au sérieux du discours des actrices afin de comprendre les obstacles au déclenchement des mobilisations. Le troisième chapitre suivant, co-écrit avec Elsa Galérand, s’interesse au potentiel subversif du rapport des femmes au travail et analyse comment il s’agit pour cela de penser la coextensivité entre travail productif et travail reproductif.
La dernière section de l’ouvrage débute par un texte consacré au mouvement des infirmières. L’auteur y met notamment en avant le fait que le sens du mouvement ne précède pas l’action, mais naît dans l’action. La réflexion se poursuit dans un second texte qui s’intéresse à la manière dont, dans un mouvement social sexué, celui des infirmières en 1988-89, se caractérise le rapport au pouvoir. La notion de rapport de pouvoir est ici distinguée de la notion de rapport de force. La Coordination s’est tout d’abord caractérisée par quatre volontés: unité, auto-organisation, autonomie et contrôle, démocratie directe. Le premier point que met en avant l’auteure est que la Coordination a tout d’abord identifié l’Etat comme l’adversaire. Autre point, c’est un mouvement largement féminisé, mais pas un mouvement de femmes: en effet, c’est un mouvement qui comprend des hommes. L’auteure analyse ainsi la façon dont se mettent en place les réactions des femmes et des hommes pour que les mécanismes sociaux d’auto-exclusion des femmes ne se reproduisent pas et que celles-ci restent majoritaires à toutes les échelles de la Coordination. “Il y a donc tout à la fois un rapport de force favorable aux femmes dans la prise de décisions, simultanément à la permanence des rapports de pouvoir traditionnels entre hommes et femmes”.
Le dernier texte du recueil est un entretien réalisé par Armelle Testenoire en 2010 et qui revient sur le parcours de Danièle Kergoat depuis les années 1970.
Les enjeux et la portée de la sociologie de Danièle Kergoat
L’apport du travail de Danièle Kergoat se situe au moins à trois niveaux.
Tout d’abord, en centrant l’analyse du social sur les rapports sociaux, il s’agit d’une approche qui tend à remettre en cause les apories présentes dans d’autres sociologies. En particulier, il s’agit de penser la domination sans rester prisonnier de l’immuabilité de la reproduction des structures. Mais il s’agit également d’échapper au perspectivisme relativiste des approches micro-sociologiques tout en conservant la mise en avant des capacités d’auto-émancipation des acteurs. La notion de rapport social permet ainsi de penser la structure en tant que celle-ci est un rapport figé, et la dynamique de l’émancipation en tant que le rapport est également conflictualité. Le rapport est ainsi la condition de possibilité d’émergence des structures matérielles objectives et des représentations idéelles subjectives.
L’affirmation de la centralité du travail conduit à penser que c’est à partir de cette activité que se construisent à la fois les structures objectives et les représentations idéelles des sociétés. L’apport du travail de Danièle Kergoat, en mettant en avant les notions de rapport sociaux de sexe, de division sexuelle du travail et de travail reproductif, conduit à un élargissement de la catégorie de travail tel qu’elle avait été pensée par Marx qui en avait exclu les activités reproductives. Ainsi se trouvent dénaturalisées les activités humaines liées au travail domestique et intégrées dans la catégorie de travail, les activités de service, en particulier celles liées au care.
Dernier apport qu’il est possible de souligner, l’analyse des rapports sociaux ne peut se limiter à la prise en compte d’un seul rapport auquel tous seraient réduits ou à une étude séparée de chacun d’entre eux. Il s’agit au contraire d’articuler leur analyse afin de comprendre l’ensemble des formes que peut prendre l’exploitation, la domination et l’oppression.
Ce recueil s’avère ainsi indispensable à qui veut s’introduire à la sociologie de Danièle Kergoat, et plus largement à ceux qui s'intéressent tout à la fois à comprendre l’existence de la domination et de l’émancipation.
Irène Pereira
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