Entretien avec Elsa Galerand, Sociologue
Elsa Galerand est professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, depuis juillet 2011. Elle s’intéresse aux recompositions du mouvement féministe ainsi qu’aux relations qu’il entretient aux autres mouvements d’émancipation. La question de l’articulation des luttes et des rapports de pouvoir est ainsi au centre de ses interrogations.
IRESMO : Vous travaillez sur les mouvements féministes. Comment décrieriez-vous le rapport que vous entretenez avec votre objet de recherche ?
Elsa Galerand :
Je dois commencer par évoquer le militantisme, d’abord en milieu « mixte » –il faudrait dire à hégémonie masculine, blanche, hétérosexuelle et dans une moindre mesure, peut-être, petite-bourgoise - puisque c’est à l’intérieur d’une organisation anticapitaliste de ce type que se situe, pour moi, le moment de la découverte pratique du féminisme et les conflits qui l’ont accompagnée sont constitutifs de mon rapport au féminisme et de mes questionnements. Si ceux-ci doivent être rapportés à des dynamiques militantes, c’est aussi qu’ils sont informés par les théorisations féministes matérialistes qui sont le produit d’un « travail collectif » même s’il est différé en plus d’être « partiel » ou « toujours inachevé [1]». Ces théorisations me semblent, par ailleurs, particulièrement porteuses d’utopie puisqu’elles empruntent au cadre théorique marxien, l’horizon possible d’une société sans classes et qu’elles proposent d’en généraliser l’application pour l’ensemble des groupes sociaux antagoniques, rendant ainsi leur suppression pensable. Lorsqu’on fait travailler cette analyse matérialiste, on fait donc intervenir un rapport utopique à l’objet ainsi qu’une compréhension précise de l’oppression qui implique de ne jamais la déconnecter des rapports sociaux de production, i.e d’exploitation. L’usage de ce cadrage théorique, avec ses formes de renouvellement à partir des théories critiques issues du black feminism et du féminisme lesbien radical notamment, situe de facto le point de vue adopté sur l’échiquier militant. Et ce point de vue nous oblige à questionner les luttes, leur potentiel subversif et leurs contradictions, ce qui finalement résiste au passage au collectif et, partant, à l’émancipation. Les analyses qui découlent de ce type de démarche peuvent laisser un gout amer, paraître peu enjouées, par trop pessimistes ou centrées sur les structures au détriment des pratiques subversives ou « troublantes ». Elles conduisent, en effet, à travailler sur les impasses, les verrous, les obstacles ou les limites qui viennent miner les tentatives d’émancipation. Mais en contrepartie, il faut rappeler qu’il s’agit de prendre au sérieux la possibilité d’une société sans classes (y compris de sexe et de race) et de ne pas renoncer à cet horizon.
IRESMO : En quoi l’approche en termes de rapports sociaux, et en particulier leur articulation, vous paraît pertinente pour aborder les mouvements sociaux, et plus spécifiquement le mouvement féministe ?
Elsa Galerand :
Encore une fois, cette approche répond d’abord à une nécessité politique et militante, puisqu’il s’agit toujours d’avancer dans la compréhension de l’oppression dans une perspective de lutte contre cette oppression. Pour ce faire, il faut littéralement retourner l’hypothèse d’un front de lutte principal qui conduit tout droit vers des analyses faussées et des stratégies contreproductives, comme le montrent bien les critiques issues du black feminism. L’analyse en termes de rapports sociaux revient ainsi à prendre acte de l’indissociabilité des rapports de pouvoir et de leur dynamiques réelles. Elle postule que les rapports sociaux sont des rapports de force vivants qui entretiennent entre eux des relations de co-construction, qui se composent et se configurent mutuellement et réciproquement. Ces relations deviennent alors nécessairement explicatives sociologiquement, quel que soit le conflit ou le mouvement social étudié.
Je dois revenir aux recherches qui ont démontré le caractère sexué de toute mobilisation collective, pourtant présumée « mixte », pour expliciter l’heuristicité de ce raisonnement. Je pense avant tout aux travaux de Danièle Kergoat, notamment à Bulledor qui contient déjà une première formulation de sa conceptualisation en termes de consubstantialité et de coextensivité des rapports sociaux et, surtout, de ce qu’elle implique pour l’analyse de la conflictualité sociale. Pour rappel, dans Bulledor, Danièle Kergoat vient profondément complexifier la compréhension de ce que sont les classes en introduisant dans la définition même de la classe ouvrière les contradictions dynamiques qui la forment et la travaillent de l’intérieur[2]. Depuis, elle a bien entendu poussé sa modélisation (Danièle Kergoat, 2012), en la soumettant à l’épreuve d’autres réalités : les pratiques revendicatives des ouvrières (1982), puis celles des infirmières (1992). Mais dès Bulledor, la prise en compte des « clivages de sexe » dans l’analyse du conflit de classe s’annonçait comme une piste puissante pour dépasser et l’hypothèse du conflit de classe comme conflit principal et celle, tout aussi réductionniste, de la disparition des classes sociales et des conflits du travail.
Sur le plan théorique, s’ouvrait alors la possibilité de modifier la théorie marxiste du conflit social sans pour autant renoncer à l’héritage marxien, y compris pour penser les appartenances et contradictions de sexe.
C’est là que le raisonnement en termes de rapports sociaux s’oppose aux interprétations substantialistes qui associent le féminisme à un mouvement identitaire, c’est-à-dire à un mouvement fondé sur une identité déjà là et présupposée unifiante, visant sa revalorisation ou sa reconnaissance ; l’identité servant alors de point de départ, de point d’arrivée et d’explication. À contre-courant, problématiser un groupe effectivement mobilisé (quelle que soit sa composition sociale et quel que soit le mouvement étudié) en termes de rapports sociaux revient à l’appréhender comme le produit d’une dynamique complexe dans laquelle interviennent tous les rapports de force. Bref, pour moi, cette conceptualisation permet véritablement de construire sociologiquement l’objet « collectif féministe », en dehors des biais naturalistes et idéalistes.
IRESMO : Dans quelle mesure le mouvement féministe vous paraît-il traversé par différents rapports sociaux et les reproduire ?
Elsa Galerand : Ni plus ni moins que les autres mouvements sociaux suis-je tentée de répondre et c’est bien logique théoriquement. J’en profite pour préciser que les rapports sociaux de sexe configurent aussi, avec les autres rapports sociaux, les espaces non mixtes[3]. Mais il ne s’agit jamais d’une simple reproduction comme le montrent bien les travaux de Xavier Dunezat[4]. Il faudrait plutôt parler de recomposition car sous l’effet des pratiques sociales, l’espace des positions militantes se reconfigure ou se réorganise en permanence. Chaque mobilisation collective constitue, par ailleurs, un cas particulier et même s’il existe des constantes, on ne peut pas raisonner globalement sur le mouvement féministe. D’où l’importance de travailler sur des tentatives réelles d’unification ou d’articulation des luttes sur différents fronts et de tenter de pointer, à partir des observations, ce qui fait obstacle ou ce qui résiste au dépassement des contradictions. Jusqu’ici, mes recherches me conduisent à penser que ces blocages sont nombreux, qu’ils interviennent à différents niveaux et qu’ils sont toujours étroitement liés au problème de l’organisation du « travail social total [5]» et de ses distributions. D’abord, la question de la division du travail militant est une question tout à fait centrale pour saisir la dynamique des rapports de pouvoir à l’intérieur des « espace-temps militants[6] » et cela vaut pour les mouvements féministes. Par ailleurs, les différentes formes de division du travail entre femmes créent des rapports dissymétriques au travail salarié mais aussi au travail domestique et militant. Les féministes ne peuvent donc pas s’appuyer sur l’existence préalable d’un rapport unifié au travail, ce rapport collectif et subversif est au contraire, chaque fois, à construire dans une perspective revendicative.
Pourtant, s’il existe aujourd’hui un certain consensus sur la nécessité de décoloniser le féminisme, il existe aussi une tendance à croire ou, plutôt, à laisser penser que cette décolonisation passe avant tout par un travail de redéfinition du sujet. "Changer de peuple, à défaut de pouvoir changer de gauche ?", ironisait Daniel Bensaïd à propos du concept de "multitude"[7] et il me semble qu’on retrouve actuellement ce type de posture au sein des mouvements féministes. Nombreuses sont celles en effet qui en appellent à démultiplier des techniques de tumulte, de trouble ou de brouillage, pour s’arracher des catégories piégées de la pensée straight[8]. Cependant, à contrecourant de l'optimisme ambiant, on peut penser que les conditions de formation de solidarités n'en sont pas pour autant précisées et que la réflexion sur ce thème reste un peu trop campée sur l’importance de ne pas forclore le sujet. Un peu comme si tout avait déjà été dit sur la question du travail et de l’exploitation, alors même que les répertoires revendicatifs semblent en panne sur le problème du « non partage [9]» du travail domestique en particulier et que celui-ci est au coeur de la « matrice [10]» comme le montrent bien les travaux féministes qui poursuivent la critique de l’économie politique dans le contexte de la mondialisation. Il m’apparaît donc tout à fait paradoxal que cette question du travail soit si souvent délaissée aujourd’hui et il me semble que ce délaissement est perceptible dans la façon de poser le problème des collectifs militants, chaque fois qu’il est question de célébrer de nouvelles formes de militantisme qui seraient plus ouvertes, inclusives, horizontales, décentralisées sans que la question de savoir si et comment le travail militant est collectivisé ne soit jamais posée.
IRESMO : Les mouvements féministes, sur lesquels vous avez travaillé, vous paraissent-ils prendre suffisamment en compte dans leurs pratiques – revendications et actions – l’articulation des différents rapports sociaux ?
Elsa Galerand :
Jusqu’ici, j’ai plutôt été amenée à repérer des articulations boiteuses, assises sur des compréhensions dissymétriques des différentes oppressions qui empêchent de les articuler à égalité et qui reconduisent immanquablement le schéma lutte prioritaire versus secondaire. Ce qui ouvre sur la question des conditions d’une réelle articulation.
Je vais repartir du cas de la Marche mondiale des femmes de 2000 sur lequel j’ai effectivement travaillé et qui me paraît exemplaire. D’abord parce que cette mobilisation constitue une réelle tentative d’unification des résistances autour d’objectifs féministes, anticapitalistes et internationalistes. Ensuite, parce que cette tentative est restée en partie inachevée comme en témoigne l’un des éléments du bilan collectivement dressé en 2001 : « nos revendications économiques ne sont pas assez féministes ». À l’analyse, il apparaît qu’en effet ces revendications sont empruntées au répertoire altermondialiste dominant. Or celui-ci est construit sur une compréhension anteféministe de l’économie, du travail et de l’exploitation, si bien qu’il fait l’impasse sur le problème de la distribution du travail domestique et gratuit d’abord, sur celui de la division sexuelle du travail, par suite. À première vue, on peut penser que les effets de cette impasse se limitent aux rapports de sexe et qu’elle n’opère qu’au profit des hommes. Mais à coup sûr les stratégies de lutte qui contournent le problème du travail domestique viennent retarder la recherche de solutions collectives au profit des classes blanches, moyennes et aisées qui peuvent l’externaliser[11]. Elles participent ainsi à expliquer l’exacerbation des contradictions entre femmes. Ces stratégies relèvent donc d’une articulation bancale qui fragilise la lutte sur tous les fronts, puisqu’elles manquent la cible de la division sexuelle du travail mais aussi celle des rapports sociaux d’exploitation de race et de classe qui se nouent entre femmes dans le secteur de la domesticité notamment.
Maintenant, je crois que pour dépasser le constat d’une articulation manquée, il faut remonter au contexte ou aux conditions dans lesquelles les militantes ont tenté de genrer les revendications. Parmi ces conditions, il faut toujours compter la tendance qui persiste et qui prend des formes renouvelées à particulariser indument le capitalisme [12] au point d’en faire le seul et unique mode d’exploitation et à dématérialiser les autres systèmes d’oppression. C’est-à-dire à nier leurs propres enjeux matériels, à commencer par les intérêts qui en sont retirés. C’est exactement ce qui arrive au genre et à la race chaque fois qu’ils sont réduits à leurs faces idéelles ou à leur dimensions normatives. Les modes spécifiques d’exploitation ou de dépossession qui sont ceux du sexage et de l’esclavage[13] comme les formes « transitionnelles » qui se déploient actuellement et qui restent irréductibles au capitalisme disparaissent alors du champ de vision, non seulement de l’analyse des mécanismes par lesquels se (re)produisent le sexe et la race[14] mais aussi de la critique du capitalisme et de la mondialisation. Dans ces conditions, il est impossible d’articuler les luttes à égalité.
Finalement, mes recherches me conduisent à rejoindre les plaidoyers pour une stratégie de renouvellement ou de prolongement critique du féminisme matérialiste. Dans cette perspective, il s’agit de repartir et de retravailler ses acquis plutôt que de les écarter. Les démonstrations que le travail domestique est un travail, que la figure du travailleur salarié libre de vendre sa force de travail n’est pas la seule figure exploitée dans nos sociétés, que l’exploitation n’est pas une propriété des rapports de classe, qu’il n’y a aucune raison de l’évacuer des conceptualisations du genre et de l’oppression de race, tout cela reste à mon sens crucial et d’actualité. Aussi, faute de repartir de ces acquis, on risque bien de revenir en arrière et sur le plan de la théorisation du genre[15] et sur le plan de la compréhension des relations qu’il entretient aux autres rapports de pouvoir[16].
En contrepoint, il me semble qu’aussi partielle soit elle la critique féministe matérialiste de l’organisation du travail ou de ses divisions possède un potentiel subversif qui déborde très largement le cadre des rapports sociaux de sexe et qui est loin d’avoir produit tous ses effets en termes de pratiques militantes, organisationnelles et revendicatives.
[1] Danielle Juteau, « Visions partielles, visions partiales : visions des minoritaires en sociologie », Sociologie et Société, Volume 13, numéro 2, octobre 1981, pp. 33-48.
[2] « Nous pensons quant à nous, que la classe ouvrière n’est pas un tout donné de toute éternité capitaliste, mais un tout qui se constitue historiquement dans et par la revendication. La classe ouvrière est un tout, mais un tout hétérogène : les groupes qui la constituent sont nombreux et entretiennent des rapports complexes. Car n’entre pas seulement en cause le clivage professionnel (…) mais aussi, (…) les clivages de sexe, d’âge… Enfin la classe ouvrière est un tout dynamique (et dynamique de l’intérieur); c’est de la dynamique entre ses groupes constituants que jaillit la revendication… » (Danièle Kergoat, Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Paris, Seuil, 1973 : p. 8).
[3] Comme l’a montré Anne-Marie Devreux « Des appelés, des armes et des femmes: l'apprentissage de la domination masculine à l'armée », Nouvelles Questions Féministes, Vol. 18, No. 3/4, 1997, pp. 49-78.
[4] Voir notamment, Xavier Dunezat, « Travail militant et/ou travail sociologique ? Faire de la sociologie des mouvements sociaux en militant », dans Naudier et Simonet (Dir.), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, 2011, pp. 80-97 ; Dunezat Xavier, « La fabrication d'un mouvement social sexué : pratiques et discours de lutte », Sociétés & Représentations, 2007/2 n° 24, p. 269-283; et l’entretien publié sur ce site en avril 2012.
[5] J’emprunte ce concept à Miriam Glucksmann, pour signifier qu’il s’agit ici du travail au sens extensif incluant toutes les activités de production du vivre en société soit le travail salarié (formel ou informel), domestique et militant. Miriam Glucksmann, « Les plats cuisinés et la nouvelle division internationale du travail », dans Jules Falquet et al., Le sexe de la mondialisation, Paris, Presses de la FNSP, 2010, pp 85-98.
[6] Je renvoie de nouveau aux travaux de Xavier Dunezat.
[7] Daniel Bensaïd, Un monde à changer, Paris, Les éditions Textuel, 2003, p.83
[8] Pour reprendre Monique Wittig, « La pensée Straight », Questions féministes N°7, 1980, pp. 75-84.
[9] Selon la formule de Christine Delphy, « Par où attaquer le « partage inégal » du travail ménager ? », Nouvelles Questions Féministes, Vol 22, N°3, 2003, pp. 47-71.
[10] Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought –Knowledge, Consciousness, and The Politics of Empowerment, Boston, Unwin Hyman, 1990.
[11] Voir notamment Lourdes Beneria, « Travail rémunéré, non rémunéré et mondialisation de la reproduction », Dans Jules Falquet et al., op.cit, 2010, pp. 71-84.
[12] J’emprunte directement ici l’expression et l’analyse de Christine Delphy, « Pour une théorie générale de l’exploitation (I) : en finir avec la théorie de la plus-value », Mouvements, 26, 2003, pp. 69-78.
[13] Ces continuités sont particulièrement mises en évidence dans les travaux suivants : Colette Guillaumin, « Pratiques du pouvoir et idée de Nature. (I) L’appropriation des femmes ». Dans Questions féministes, numéro 2, Paris, Editions Tierce, 1978, pp. 5-30 ; Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service: les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. Actuel Marx confrontation, 2009, pp. 21-63 ; Jules Falquet, « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de “race” dans la mondialisation néolibérale », dans Elsa Dorlin (op.cit.), pp. 71-90.
[14] Sexe et race sont ici entendus au sens de marqueurs ou de systèmes de marque, suivant les définitions de Colette Guillaumin, «Race et nature : systèmes des marques, idée de groupes naturels et rapports sociaux», dans L’idéologie raciste, Paris, éditions Gallimard, 2002, p.171-194.
[15] C’est notamment la critique que Stevi Jackson adresse à l’analyse proposée par Judith Butler, dans « Pourquoi un féminisme matérialiste est (encore) possible – et nécessaire », Nouvelles Questions féministes, vol. 28, N°3, 2009, pp. 16 - 33.
[16] Je renvoie ici à la démonstration de Danielle Juteau, « Nous » les femmes : sur l'indissociable homogénéité et hétérogénéité de la catégorie », L'Homme et la société, 2010/2 n° 176-177, p. 65-81.
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