Extraits commentés de “Petit catéchisme politique”, “Troisième étude: De l’Etat” in De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise
Instruction première.
Du pouvoir social, considéré en lui-même.
“Demande. — Toute manifestation couvre une réalité : qu’est-ce qui fait la réalité du pouvoir social ?
réponse. — C’est la force collective.
D. — Qu’appelez-vous force collective ?
R. — Tout être, par cela seul qu’il existe, qu’il est une réalité, non un fantôme, une idée pure, possède en soi, à un degré quelconque, la faculté ou propriété, dès qu’il se trouve en présence d’autres êtres, d’attirer et d’être attiré, de repousser et d’être repoussé, de se mouvoir, d’agir, de penser, de produire, à tout le moins de résister, par son inertie, aux influences du dehors.
Cette faculté ou propriété, on la nomme force.
Ainsi la force est inhérente, immanente à l’être : c’est son attribut essentiel, et qui seul témoigne de sa réalité. Ôtez la pesanteur, nous ne sommes plus assurés de l’existence des corps.
Or, les individus ne sont pas seuls doués de force ; les collectivités ont aussi la leur.
Pour ne parler ici que des collectivités humaines, supposons que des individus, en tel nombre qu’on voudra, d’une manière et dans un but quelconque, groupent leurs forces : la résultante de ces forces agglomérées, qu’il ne faut pas confondre avec leur somme, constitue la force ou puissance du groupe.”
La sociologie de Proudhon prend appui sur une physique. Tout être se caractérise par sa force propre qui le rend capable d’agir et de penser. Il ne s’agit pas d’une physique non de la substance matérielle, mais d’une énergétique. La nature n’est pas substance matérielle, mais force, énergie. Il est sans doute possible de voir dans cet intérêt de Proudhon pour la notion de force une influence des travaux scientifiques de son époque: la notion de travail d’une force introduite par Gaspard-Gustave Coriolis, les travaux de Faraday sur la force électromagnétique... Le mouvement actif dont ne peut rendre compte la matière inerte trouverait sa condition de possibilité dans la notion physique de force.
Second point, la force collective ne se réduit pas à la simple somme des forces individuelles. La physique des forces ne se réduit pas au substantialisme nominaliste de l’atomisme.
“D. — Donnez des exemples de cette force.
R. — Un atelier, formé d’ouvriers dont les travaux convergent vers un même but, qui est d’obtenir tel ou tel produit, possède, en tant qu’atelier ou collectivité, une puissance qui lui est propre : la preuve, c’est que le produit de ces individus ainsi groupés est fort supérieur à ce qu’eût été la somme de leurs produits particuliers, s’ils eussent travaillé séparément.
Pareillement, l’équipage d’un navire, une société en commandite, une académie, un orchestre, une armée, etc., toutes ces collectivités, plus ou moins habilement organisées, contiennent de la puissance, puissance synthétique et conséquemment spéciale au groupe, supérieure en qualité et énergie à la somme des forces élémentaires qui la composent.
Du reste, les êtres auxquels nous attribuons l’individualité n’en jouissent pas à d’autre titre que les collectifs : ce sont toujours des groupes formés sous une loi de relation, et en qui la force, proportionnelle à l’arrangement plus qu’à la masse, est le principe de l’unité.
D’où l’on conclut, au contraire de l’ancienne métaphysique :
1oQue, toute manifestation de puissance étant le produit d’un groupe ou d’un organisme, l’intensité et la qualité de cette puissance peuvent servir, aussi bien que la forme, le son, la saveur, la solidité, etc., à la constatation et au classement des êtres ; 2oqu’en conséquence, la force collective étant un fait aussi positif que la force individuelle, la première parfaitement distincte de la seconde, les êtres collectifs sont des réalités au même titre que les individus.”
La thèse que défend ici Proudhon se distingue de l’ontologie aristotélicienne. En mettant en avant la notion de force, il s’oppose à une ontologie substantialiste ou essentialiste qui considère que l’action trouve sa condition de possibilité dans une substance permanente. Néanmoins, il ne fait pas non plus des qualités secondes sensibles ce qui permet de qualifier une réalité. Ce qui permet pour Proudhon de classer les êtres, c’est leur degré de puissance, leur quantité de force.
Il s’oppose également au nominalisme qui consiste à n’attribuer de réalité qu’aux individus. Il existe une réalité des êtres collectifs dans la mesure où leur puissance n’est pas réductible à la somme de celles des individus qui la composent.
“ D. — Comment la force collective, phénomène ontologique, mécanique, industriel, devient-elle puissance politique ?
R. — D’abord, tout groupe humain, famille, atelier, bataillon, peut être regardé comme un embryon social ; par conséquent la force qui est en lui peut, dans une certaine mesure, former la base du pouvoir politique.
Mais ce n’est pas en général du groupe tel que nous venons de le concevoir que naît la cité, l’État. L’État résulte de la réunion de plusieurs groupes, différents de nature et d’objet, formés chacun pour l’exercice d’une fonction spéciale et la création d’un produit particulier, puis ralliés sous une loi commune, et dans un intérêt identique. C’est une collectivité d’ordre supérieur, où chaque groupe, pris lui-même pour individu, concourt à développer une force nouvelle, d’autant plus grande que les fonctions associées sont plus nombreuses, leur harmonie plus parfaite, et la prestation des forces, de la part des citoyens, plus entière.
En résumé, ce qui produit le pouvoir dans la société et qui fait la réalité de cette société elle-même est la même chose que ce qui produit la force dans les corps, tant organisés qu’inorganisés et qui constitue leur réalité, à savoir le rapport des parties. Supposez une société dans laquelle tout rapport viendrait à cesser entre les individus, où chacun pourvoirait à sa subsistance dans un isolement absolu, quelque amitié qui existât entre ces hommes, leur multitude ne formerait plus un organisme ; elle perdrait toute réalité et toute force. Semblable à un corps dont les molécules auraient perdu le rapport qui détermine leur cohésion, au moindre choc elle tomberait en poussière.”
De la physique, la notion de force s’applique également à l’industrie par l’intermédiaire de la mécanique qui fait le lien entre les deux domaines. La machine constitue, dans l’industrie, l’application concrète de la notion de force en physique.
Néanmoins, Proudhon se donne pour objectif de montrer que cette notion de force est également applicable à la politique et à la société. Pour cela, il passe par la métaphore organiciste. Les différents éléments d’un corps ne peuvent pas être compris comme des unités individuelle séparées, mais doivent être analysés comme un système composé d’action et de rétroaction, comme l’a montré Claude Bernard. La force que dégage un organisme n’est pas réductible à la force de ses organes pris individuellement.
De même, la société ne peut être pensée à partir d’une analyse individualiste, mais comme une unité. Proudhon défend un holisme méthodologique. Le pouvoir dans une société n’est pas réductible à la somme des individus qui la composent. L’analyse de la société suppose de prendre en compte les rapports sociaux entre les différents groupes sociaux.
L’analyse de la société suppose donc de partir des groupes sociaux et non des individus, des relations sociales et non des actions individuelles.
“D. — Dans le groupe industriel, la force collective s’aperçoit sans difficulté : l’accroissement de production la démontre. Mais dans le groupe politique, à quel signe la reconnaître ? En quoi se distingue-t-elle de la force des groupes ordinaires ? Quel est son produit spécial, et de quelle nature sont ses effets ?
R. — De tout temps le vulgaire a cru voir la puissance sociale dans le déploiement des forces militaires, la construction des monuments, l’exécution des travaux d’utilité publique.
Mais il est clair, d’après ce qui vient d’être dit, que toutes ces choses, quelle qu’en soit la grandeur, sont des effets de la force collective ordinaire : peu importe que les groupes producteurs soient entretenus aux frais de l’État, à la dévotion du prince, ou qu’ils travaillent pour leur propre compte. Ce n’est pas là que nous devons chercher les manifestations de la puissance sociale.
Les groupes actifs qui composent la cité différant entre eux d’organisation, comme d’idée et d’objet, le rapport qui les unit n’est pas tant un rapport de coopération, qu’un rapport de commutation. La force sociale aura donc pour caractère d’être essentiellement commutative ; elle n’en sera pas moins réelle.”
Proudhon établit une continuité, et non une différence de nature, entre la force collective dans la production économique et dans les productions d’ordre politique. C’est la même force, issue du travail humain, qui se trouve à la base de la puissance économique et du pouvoir politique.
Ce qui caractérise selon Proudhon les relations sociales, ce n’est pas la coopération, mais la commutativité. Le principe de commutativité prévoit dans le cas d’un échange contractuel la réciprocité et l’équivalence de ce qui est échangé. Le principe de commutativité, lorsqu’il est respecté, est ce qui garantit la justice, tant économique que politique.
Annexe:
Dans De la capacité des classes ouvrières, Proudhon conceptualise la notion de "force économique":
"J'appelle forces économiques certaines formules d'action, dont l'effet est de multiplier la puissance du travail fort au delà de ce qu'elle serait, si elle était laissée tout entière à la liberté individuelle. [...] ce que j'ai nommé l'un des premiers, force collective, est aussi une force économique : il est également prouvé qu'un nombre donné d'ouvriers exécutera avec facilité et en peu de temps un travail imposable à ces mêmes ouvriers, si, au lieu de grouper leurs efforts, ils prétendaient agir individuellement. [...] La concurrence est une force économique, par la surexcitation qu'elle donne à l'ouvrier;L'association en est une autre, par la confiance et la sécurité qu'elle lui inspire."
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