Grammaires de l'action et agir stratégique

 

Intentions, actes de discours, actions non-discursives et structures

 

            Un premier niveau d'analyse des actions humaines consiste à partir des intentions subjectives des acteurs et de la manière dont elles orientent leurs actions. C'est cet objectif que se fixe la sociologie compréhensive.

            De leurs côté, les sociologies des controverses fournissent nombre d'instruments d'analyse des situations d'interaction langagières, des actes de langage, c’est–à-dire l’agir communicationnel. En revanche, en ce qui concerne les sociologies centrées sur les actions non-discursives, il existe une moindre production. En sociologie du militantisme, c'est surtout à travers la théorie de la mobilisation des ressources, issue de l'individualisme méthodologique, qu'a été analysé l'agir stratégique des militants.

            Il existe une autre tendance sociologique qui consiste à analyser les actions en partant des structures sociales : il s’agit alors de s’inscrire dans une démarche explicative. C'est le cas par exemple de la sociologie bourdieusienne à travers la notion d'habitus. Des dispositions sociales programme l’agir des individus et c’est comme s’ils agissaient en étant mus par des intentions.

 

Grammaires de l'agir

 

            La sociologie pragmatique, par la modélisation de grammaires de l'action, ne se donne pas l'objectif de trancher ces débats épistémologiques de manière ontologique à savoir: les actions humaines sont-elles déterminées par les intentions subjectives ou par les structures sociales ?

            Une analyse grammaticale de l'agir se propose une modélisation des actions discursives (structures argumentatives) et des actions non-discursives.

            On pourrait avoir à première vue tendance à penser que pour analyser la logique des actions des individus, il suffit de savoir comment leurs intentions orientent leurs actions. C'est l'objectif que se donne la sociologie compréhensive. Néanmoins, il n'est pas certain que ce soit les intentions des acteurs qui permettent d'expliquer leurs actions: il est possible que celles-ci soient déterminées par des causes inconscientes.

            De même, il ne s'agit pas ici non plus d'expliquer à partir des structures sociales les actions des acteurs. L'objectif est plus modeste: à savoir descriptif et non explicatif.

            Il n'y a pas non plus de raisons de supposer, comme le fait l'individualisme méthodologique, que les actions humaines pourraient être modélisées uniquement à travers une seule grammaire, qui serait celle de l'économie néo-classique (grammaire utilitariste). Il s'agit là d'un présupposé anthropologique qui conduit en définitive, non plus à une visée descriptive, mais normative.

 

            L'analyse grammaticale des actions se propose de les décrire en modélisant la structure logique de celles-ci. L’élaboration de la structure grammaticale des modèles d’analyse prend appui sur des théorisations philosophiques.

 

Intentions et agir stratégiques 

 

            Les études stratégiques ne relèvent pas d'une science au sens classique dans la mesure où elles intègrent une part d'incertitude. Celle-ci tient à plusieurs éléments: information limitée, dimensions imprévisibles d'une situation, méconnaissances des intentions des acteurs... Les « hommes d'action » - les hommes d'affaires, les militaires, les hommes politiques, les militants, les sportifs... - cherchent pour des raisons d'efficacité à acquérir des connaissances relatives à ces paramètre, et si possible une science, afin de maîtriser l'issue des situations. En particulier, les études stratégiques s'intéressent à deux points: mieux connaître les intentions de l'adversaire et développer des stratégies qui permettent de le vaincre... 

            Or c'est peut-être une illusion de penser que l'on peut comprendre la logique des actions de ses adversaires en connaissant ses intentions stratégiques ou en établissant des modèles de calcul  rationnel.  En tout cas, ce n'est sans doute pas l'objectif que devrait se donner une sociologie des agirs stratégiques. Si elle ne cherche ni à expliquer, ni à prévoir les actions, elle peut en revanche tenter d’en décrire la logique apparente de manière rigoureuse. Il ne s'agit pas prétendre que cette logique rend compte de la structure réelle des actions, mais qu'elle fonctionne, qu’elle en donne une formulation commode (instrumentalisme épistémologique). La seule question que l'on doit se poser devant une grammaire c'est : est-ce qu'elle fonctionne ? Est-e que cette grammaire fonctionne dans d'autres circonstances que dans les cas à partir des quels elle a été induite ?

            Il est possible de souligner une seconde limite des études stratégiques, par exemple des études militaires, c'est qu'elles présupposent une fixité du but. C'est certes le cas dans la stratégie militaire, mais pas forcément dans toutes les types de situations où se déploie un agir stratégique. Les acteurs peuvent en cours de situation ré-évaluer la valeur de leur fin et en changer.  C'est ce qui distingue de ce point de vue la philosophie de l'action réaliste de Clauswitz de celle pragmatiste de Dewey. L'agir pragmatiste n'est pas seulement un agir stratégique, il comprend une évaluation de la fin en fonction des moyens mis en oeuvre.

 

Stratégie et art opératif

 

            On peut néanmoins se demander si la grammaire des actions d'un individu ou d'un groupe d'individu ne change pas en fonction du contexte. Cependant, il peut être possible d'essayer justement de dégager des constantes en analysant plusieurs situations à travers le temps.

            On peut ainsi par exemple dégager une culture stratégique (caractérisée par une grammaire spécifique) avec des évolutions au niveau de l'art opératif. Par exemple, il serait possible de dégager une grammaire de la stratégie syndicaliste révolutionnaire, même si on peut constater des changements dans la stratégie opérative en fonction des batailles syndicales.

            Il est possible également que l'on constate l'existence de compromis ou d'hybridations entre deux grammaires. Dans ce cas, il y aurait une évolution de la culture stratégique elle-même.