Totalitarisme et massacres de masse: l’hypothèse continuiste

 

Une hypothèse d’analyse des phénomènes totalitaires et des massacres de masse consiste à mettre en avant l’existence d’une différence de nature entre les démocraties libérales ou plus généralement les situations dites normales et ce type de phénomènes extrêmes. Pourtant un certain nombre de faits et de travaux permettent au contraire de poser l’hypothèse d’une continuité.

 

Faire l’hypothèse d’une continuité, cela ne revient pas à identifier ou à rabattre l’une sur l’autre des situations qui par leur ampleur restent incomparables, mais à s’interroger sur les ferments qui existent dans les démocraties dites libérales et dans les situations dites quotidiennes qui permettent de comprendre les logiques à l’oeuvre dans les Etats totalitaires et les massacres de masse.

 

Les éléments de continuité dans l’espace professionnel

 

Christophe Dejours dans Souffrance en France s’est interrogé sur la continuité qui pouvait exister entre les situations de travail actuelles et les formes de rationalité dans l’espace concentrationnaire.

La question qu’il pose consiste à s’interroger sur les logiques qui rendent possible le fait que des individus, qui ne sont pas soumis aux menaces policières que pourraient faire peser sur eux un Etat totalitaire, peuvent accepter d’infliger des souffrances à un individu ou des individus, pouvant aller jusqu’à pousser leurs subalternes au suicide.

Il est à cet égard frappant, comme le mettent en avant entre les travaux de Harald Welzer dans Les exécuteurs, que ceux qui ont pratiqué des meurtres de masse peuvent les envisager selon la même rationalité qu’une activité professionnelle.

Il existe ainsi sans doutes deux types de continuité possibles qui s’établissent entre l’univers professionnel et les situations où les individus deviennent des “exécuteurs”. La première continuité tient à la situation d’organisation hiérarchique. L’entreprise, l’administration ou encore l’armée, sont des formes d’organisation hiérarchisées qui reposent sur l’obéissance d’un subordonné à son supérieur. Les formes d’organisation hiérarchisées, telles qu’elles peuvent être décrites par la sociologie des organisations, renforcent les phénomènes de leadership charismatique des phénomènes de groupe. Comme le montre l’expérience de Milgram, la légitimité légale-rationnelle de celui qui donne l’ordre constitue un facteur décisif dans la logique de l’obéissance à l’autorité.

Néanmoins, il existe entre l’entreprise moderne et les meurtres de masse contemporains une autre forme de continuité qui tient semble-t-il au réinvestissement que ceux-ci impliquent des rationalités de l’organisation du travail ou des structures rationnelles de l’administration. Que ce soit dans les camps de concentration ou dans le cas des massacres au Rwanda, des structures d’organisation propres soit à la rationalité du travail, soit à l’Etat bureaucratique sont utilisées pour amplifier l’efficacité des actes criminels.

 

Les ferments psycho-sociologiques

 

 

Le résistant parvient à saisir la situation comme étant problématique idéologiquement là où la même situation peut apparaître comme ne faisant pas problème à un autre sujet. Il est ainsi évident que pour un sujet qui adhère à une idéologie raciste, les discriminations racistes n’apparaissent même pas comme quelque chose contre lequel on pourrait s’opposer. Ainsi, parmi un certain nombre des “refusants”, que décrit Philippe Breton, on trouve une réaction minimale qui se caractérise par: “on ne fait pas ça” ou “cela je ne le ferai pas”. Ce qui surprend tout autant, à l’inverse, c’est que certaines personnes ne semblent plus saisir le caractère problématique de certains actes ou affirmations.

Néanmoins, il arrive souvent que les sujets soient opposés verbalement à ce qu’ils considèrent comme injuste, mais ne fassent rien afin d’agir pour l'empêcher. C’est ce que décrivait Vaclav Havel lorsqu’il examinait les facteurs qui permettaient l’auto-gravitation des systèmes soviétiques. Les individus y étaient opposés, à voix basse (Scott parlerait du texte caché), mais ne s’opposait pas frontalement à la situation.

Arendt avec la notion de banalité du mal avait souhaité montrer que ceux qui avaient dirigé des camps de concentration n’étaient pas des monstres moraux ou des psychopathes. Nombre de travaux montre même, comme par exemple les entretiens avec le commandant de Treblinka, Franz Stangl, qu’ils avaient conscience de l’immoralité de leurs actes.

 

On peut être néanmoins frappé dans des récits faits par des exécuteurs de leur insistance sur des actes moraux individuels qu’ils auraient accomplis tandis qu’ils ne saisissent pas à un niveau macro-sociologique le caractère problématique de leurs actes. Ils insistent par exemple sur le fait qu’eux à un niveau individuel ne sont pas racistes, mais ne saisissent pas que leurs actes participent d’un système raciste plus vaste: ils sont dans l’incapacité de saisir le racisme comme un système social et non pas seulement comme une simple conviction personnelle. De fait, ils se perçoivent comme des êtres moraux tout au plus contraints par des circonstances à l’immoralité.

 

Les expériences de psychosociologie comme celle de Milgram au sujet de l’autorité ou celle de Asch sur le conformisme social sont souvent évoquées comme éléments d’explication de ces types de comportements. Ainsi, la variante de l’expérience de Milgram dans laquelle le maximum de sujets vont jusqu’à tuer le cobaye (90%) sont celles où interviennent à la fois l’autorité légale et la pression du groupe.

 

Néanmoins ces deux types de comportement pourraient être résumés par la formule plus générale “éviter les ennuis”. Le sujet face à une situation ne fait pas entendre une “voix discordante” (Stanley Cavell) car il craint d’être pris à parti par le groupe ou de subir les remarques de son supérieur hiérarchique. Ainsi, entend-on souvent dans le cadre professionnel, la remarque suivante: “arrêtes ne dis rien, tu vas t’attirer des ennuis”, voire “tu va nous attirer des ennuis”.

 

De manière générale, il est significatif que l’une des variantes de l’expérience de Milgram où le taux de soumission à l’autorité baisse est celle où l’autorité quitte la pièce: 40% au lieu du 62%. Dans ce cas, les sujets désobéissent à l’ordre donné, par exemple, en mentant . Ce qui semble être le plus redouté, c’est d’avoir à désobéir frontalement à une autorité, à y faire face. De même dans le cas de l’expérience de Asch, le conformisme diminue lorsque le sujet n’énonce pas sa réponse devant l’ensemble du groupe, mais l’écrit sur un morceau de papier.

 

Il faut en outre ajouter le caractère ambivalent que joue le groupe. Les réseaux de sociabilité, dans lesquels sont insères le sujet, sont certainement une dimension importante dans le passage à l’acte de résistance. Ainsi, dans l’expérience de Milgram, le sujet désobéit plus facilement à l’ordre s’il se trouve dans un groupe qui désobéit également: le taux d’obéissance tombe alors à 10%..

 

Quelques éléments de continuité actuels

 

Lorsque on examine la situation sociale actuelle, on peut s’interroger sur certains éléments qui vont dans le sens de rendre possible l’émergence d’une dérive. Ainsi les travaux de Harald Welzer montrent bien comment c’est par degrés que se transforme le contexte qui rend possible que des homme normaux deviennent des “exécuteurs”.

 

- Un premier élément cela pourrait être le contexte des formes de rationalité utilitaristes qui dominent l’organisation du travail, aussi bien dans le secteur privé que public et qui conduisent par exemple à une forte augmentation des TMS - le nombre des maladies professionnelles a doublé durant les années 2000 et les ¾ sont des TMS - et des troubles psycho-sociaux: 300 à 400 s suicides par an au travail, auquel s’ajoute le stress au travail (une personne sur deux se déclare stressée) et le burn-out (l’épuisement professionnel)...

 

- Un deuxième élément, ce sont les mesures sécuritaires ou de contrôle idéologique:

Par exemple, prenons l’introduction en 2006 dans le référentiel de compétence des enseignants d’”agir en fonctionnaire de l’Etat de manière éthique et responsable”. Imaginons ce que pourrait donner une telle compétence si un régime politique définissait telle ou telle idéologie comme contraire à l’action éthique et responsable d’un fonctionnaire.

De même, on peut s’interroger sur le bien fondé de la création d’une section 75 de criminologie dont l’instigateur se vante d’avoir en 2007 signalé à Nicolas Sarkozy, L’insurrection qui vient, comme contenant les ferments d’une logique identique à celle d’Action Directe.

 

- Enfin, on peut s’interroger sur les dérives de la droite dite “républicaine”, lors des dernières élections présidentielles autour de la viande hallal et de la supériorié présumée de certaines civilisations...

 

Conclusion - Questions:

Il est alors possible pour chacun de se poser une série de question par exemple dans le cadre professionnel:

1) Suis-je en capacité d’analyser et d’expliquer les enjeux à plus ou moins long terme d’une évolution intervenue dans mon espace professionnel ?

2) Suis-je capable de m’opposer verbalement à mon supérieur hiérarchique s’il agit d’une manière qui me semble contraire à l’éthique ?

3) Suis-je capable d’alerter contre une situation injuste (par exemple de harcèlement) si mes collègues se taisent ?

Si à l’une de ces trois questions, je ne suis pas capable de répondre “oui”, alors il semble important d’essayer de trouver un appui auprès de représentants syndicaux du personnel pour se procurer des informations, donner l’alerte et trouver des moyens d’agir.

 

 

Annexe:

Il est possible sans doutes de distinguer plusieurs rôles que peuvent endosser les sujets dans une situation:

- le décideur: c’est celui qui prend les décisions. Son statut peut être légitimé par exemple de manière légale.

- l’exécuteur: c’est celui qui exécute l’ordre

- le refusant: c’est celui qui refuse d’exécuter l’ordre

- le résistant: c’est celui qui s’oppose à l’ordre

- le témoin: c’est celui qui assiste passivement à la scène et qui n’a pas de fonction spécifique.

- le collaborateur: c’est celui qui ne joue pas de rôle spécifique dans la scène, mais qui s’offre spontanément pour participer à l’exécution de l’acte.

 

Bibliographie:

Dejours Christophe, Souffrances en France

Harald Welzer, Les exécuteurs - Des hommes normaux aux meurtriers de masse.

Breton Philippe, Les refusants

Ogien et Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?

Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité