Vico: le vrai et le fait

 

Extraits commentés de l’ouvrage de Vico (1), De l’antique sagesse de l’Italie, qui porte sur l’épistémologie constructiviste. Eléments sur la dimension pragmatiste de l’épistémologie vichienne.

 

Le constructivisme épistémologique de Vico se distingue du constructivisme social, par exemple de Berger et Luckmann. Vico n’affirme pas que toute notre connaissance de la réalité est toujours construite par la société, ni même de manière générale que toute notre connaissance est construite. Il n’oppose pas réalisme et constructivisme. Au contraire, le moyen d’accéder à une connaissance en soi du réel, c’est de fabriquer la chose que l’on veut connaître.

 

Les mots verumet factum,le vraiet le fait,se mettent l’un pour l’autre chez les Latins, ou, comme dit l’école, se convertissent entre eux.

 

Vico part de l’hypothèse selon laquelle le monde pourrait être décrit comme une réalité construite par Dieu en tant que réalité transcendante. On peut néanmoins, sans admettre l’hypothèse d’un Dieu comme réalité transcendante, supposer que l’hypothèse de Vico fonctionne en distinguant une nature naturante, créatrice, et une nature naturée, créée:

 

On peut donc conjecturer que les anciens Italiens admettaient la doctrine suivante sur le vrai : Le vrai est le fait même, et par conséquent Dieu est la vérité première, parce qu’il est le premier faiseur (factor); la vérité infinie, parce qu’il a fait toutes choses ; la vérité absolue, puisqu’il représente tous les éléments des choses, tant externes qu’internes, car il les contient.

 

Vico oppose deux épistémologies. La vérité comme représentation ne peut jamais nous faire accéder à une connaissance réaliste: la représentation ne reste qu’une peinture de la réalité, une copie. Au contraire, la connaissance constructiviste permet d’accéder à une connaissance de la réalité en soi. Mais pour qu’une telle connaissance soit possible, il faudrait que l’être humain soit en mesure de recréer l’ensemble de la nature. Dans une certaine mesure, on peut considérer que la tentative de fabriquer la vie en laboratoire constitue un exemple de connaissance conforme à l’épistémologie vichienne. Le jour où l’être humain sera capable de récréer la vie en laboratoire, il sera possible de dire qu’il en possède une connaissance vraie:

 

Savoir, c’est assembler les éléments des choses, d’où il suit que la pensée (cogitatio) est propre à l’esprit humain, et l’intelligence à l’esprit divin ; car Dieu réunit tous les éléments des choses, tant externes qu’internes, puisqu’il les contient et que c’est lui qui les dispose ; tandis que l’esprit humain, limité comme il l’est, et en dehors de tout ce qui n’est pas lui-même, peut rapprocher les points extrêmes, mais ne peut jamais tout réunir, en sorte qu’il peut bien penser sur les choses mais non les comprendre ;voilà pourquoi il participe à la raison, mais ne la possède pas.

 

Pour éclaircir ces idées par une comparaison, le vrai divin est une image solide des choses, comme une figure plastique ; le vrai humain est une image plane et sans profondeur, et telle qu’une peinture.

 

Ainsi la science est la connaissance de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet, puisqu’il en recompose les éléments ; l’objet est un solide relativement à Dieu qui comprend toutes choses, une surface pour l’homme qui ne comprend que les dehors.

 

§ I. — De l’origine et de la vérité des sciences.

 

Vico s’oppose à une tradition philosophique qui, de Platon à Descartes, fait de la contemplation, de la théorie, le modèle de la connaissance. Connaître, ce serait contempler la réalité. Pour Vico, au contraire, il ne peut y avoir de connaissance sans action. L’épistémologie vichienne est donc anti-intellectualiste et peut de ce fait apparaître comme un pré-pragmatisme.

 

Il faut de l’action, non pour les problèmes seuls, mais pour les théorèmes eux-mêmes, que l’on croit vulgairement appartenir à la contemplation pure.

 

Alors que la tradition épistémologique dominante fait de l’extériorité, du point de vue de Dieu, la garantie de l’objectivité, Vico fait au contraire de l’abolition de la distance entre le sujet et l’objet, par le faire, la condition de possibilité d’une connaissance réaliste. Le fait d’être capable de produire l’objet à connaître est la garantie même de la connaissance. En un certain sens, l’artisan, contre Platon, devient le modèle de la connaissance:

 

La science humaine est donc née du défaut de l’esprit humain, qui, dans son extrême limitation, reste en dehors de toutes choses, ne contient rien de ce qu’il veut connaître, et par conséquent ne peut faire la vérité à laquelle il aspire. Les sciences les plus certaines sont celles qui expient le vice de leur origine, et s’assimilent comme création à la science divine, c’est-à-dire celles où le vrai et le fait sont mutuellement convertibles.

 

Vico prend ici position contre le critère de la vérité édicté par Descartes:

 

De tout ce qui précède on peut conclure que le criteriumdu vrai, et la règle pour le reconnaître, c’est de l’avoir fait ; par conséquent, l’idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n’est pas un criteriumdu vrai, et elle n’est pas même un criteriumde notre esprit ; car en se connaissant, l’âme ne se fait point, et puisqu’elle ne se fait point, elle ne sait pas la manière dont elle se connaît.

 

§ II. — De la vérité première selon les Méditationsde René Descartes.

 

 

Dans cette partie Vico s’oppose à Descartes en montrant que l’épistémologie cartésienne ne permet pas de combattre le scepticisme.

 

§ III. — Contre les sceptiques.

 

Pour Vico, comme pour Hume et Peirce, c’est au contraire la pratique qui constitue un critère permettant réellement de combattre le scepticisme et non le rationalisme intellectualiste:

 

 

Le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criteriumde la vérité : On est sûr du vrai qu’on a fait soi-même.

 

L’affirmation selon laquelle il n’y a de vérité qu’humaine n’est pas pour Vico un argument anti-réaliste. Certes toute vérité n’est pour lui qu’une construction humaine: la vérité est à visage humain. Mais cette vérité à visage humain correspond pour lui à ce qui a été construit par l’être humain. Le fait de parvenir à construire l’objet est la garantie de la vérité de la connaissance de la réalité en soi:

 

C’est là le vrai sur lequel nous devons mesurer le vrai humain ; puisque le vrai humain, c’est ce dont nous avons nous-mêmes ordonné les éléments, ce que nous contenons en nous, ce que nous pouvons, par la vertu de certains postulats, prolonger et poursuivre à l’infini. En ordonnant ces vérités, nous les connaissons et les faisons en même temps ; voilà pourquoi nous possédons en ce cas le genre, ou la forme selon laquelle nous faisons.

 

En définitive, Vico semble assez proche des conceptions épistémologiques latouriennes qui récusent l’opposition entre constructivisme et réalisme. En effet, pour Latour, ce n’est pas parce que le savoir est construit qu’il n’est pas réel. Ce que nous construisons a une réalité.

Néanmoins, ce n’est pas exactement la position vichienne. Vico ne remplace pas la réalité par nos constructions. Il fait au contraire de la réussite de nos constructions le critère d’une connaissance en soi de la réalité.

 

L’épistémologie vichienne appliquée aux méthodes en sciences sociales accorde un primat au faire sur le voir. Connaître, ce n’est pas tant observer, que faire, expérimenter sur son terrain.

 

Annexe: Sorel, Extrait de Etude sur Vico:

 

Vico dit que Dieu connaît les choses du monde par les causes, - c'est la doctrine traditionnelle. Les physiciens ne peuvent avoir la prétention de recréer le monde; les éléments sont hors d'eux ; par suite la méthode déductive de Descartes n'est qu'une pseudo-géométrie. On se contente donc d'opinions fondées sur l'observation ; mais pour observer, nous divisons ce qui était uni. « Cet être, cette unité, cette figure, ce mouvement, ce corps, cette intelligence, cette volonté, sont au très en Dieu, où ils ne font qu'un, autres dans l'homme où ils sont divisés. Ils vivent en Dieu et dans l'homme ils sont morts ». La vraie science devrait pouvoir se modeler sur celle de Dieu qui se compose de causes. « Savoir, dit-il encore, c'est connaître la manière, la forme dont les choses se font ». Ce savoir existe complètement, dans la mathématique ; mais il manque en physique : nous pouvons cependant en approcher par l'expérimentation, dont Vico se fait une idée assez peu précise et qu'il appelleune imitation de la nature; mais il en reconnaît toute l'importance et la considère comme la base de la supériorité attribuée à certaines doctrines par rapport à d'autres.

 

(1) Philosophe italien du XVIIIe.