Eléments sur l’émergence de l’Etat républicain I

 

Les éléments mis en valeur ci-dessous étayent l’hypothèse selon laquelle l’Etat républicain français s’est construit en justifiant la légitimité de son pouvoir en s’appuyant sur une théologie politique.

 

Première partie:

 

I- L’Etat républicain et l’usage théologico-politique de Rousseau.

 

            Rousseau est un penseur de l’idée républicaine et se présente explicitement comme tel. Il définit ainsi une République comme tout régime politique qui est organisé sur la base de lois générales. Mais à strictement parler, il n’est pas un penseur de l’Etat. En effet, il récuse la possibilité de la représentation de la volonté. Pourtant, la pensée politique de Rousseau a été utilisée par certains courants républicains durant la Révolution française et au XIXe pour justifier la légitimité de l’Etat républicain. Cette justification s’appuie sur la dimension théologique de la théorie de la souveraineté développée par Rousseau.

 

            En effet, il transpose le caractère de toute puissance de la volonté divine du domaine théologique au politique en l’attribuant au peuple. La volonté générale possède plusieurs caractéristiques théologiques.

            Elle est transcendante par rapport aux volontés individuelles: quiconque s’oppose à la volonté générale, on le forcera à être libre. En effet, seul peut être libre celui qui agit en se conformant à l’intérêt général. Ce qui est intéressant ici pour une légitimation de l’Etat républicain, c’est la fondation de sa transcendance.

            La volonté générale n’erre pas. Elle ne se trompe pas contrairement aux volontés individuelles. La volonté générale permet ainsi de fonder de manière indiscutable l’intérêt général. C’est le fait qu’elle ne peut pas errer qui fonde la légitimité de sa transcendance.

            La volonté générale édicte les lois générales qui organisent la société, à savoir le droit. Rousseau sépare très strictement l’ordre de la science et l’ordre du droit, l’ordre de la nature et l’ordre social, le factuel et le normatif. Cette séparation stricte entre deux ordres explique que la volonté politique ne soit pas déterminée par les lois naturelles et qu’au contraire il existe en politique une libre détermination de la volonté. Rousseau théorise ainsi les conditions de possibilité d’une forme de libre arbitre politique.

 

            Proudhon qui effectue une critique de Rousseau ne s’y est pas trompé. La théorie de la “volonté générale” ne fait que transposer au peuple le caractère absolu dévolu au monarque de droit divin. L’absolutisme de l’Ancien régime trouvait lui-même sa condition de possibilité dans le fait que la volonté du Roi était la représentation de la toute puissance de la volonté de Dieu sur terre.

 

[Voir sur le site de l’IRESMO, également le texte: Proudhon, critique de Rousseau]

 

II- L’Etat républicain français et la religion civile

 

            Le caractère théologico-politique de l’Etat républicain français s’établit à partir de plusieurs points. Le premier, c’est la transcendance de l’Etat par rapport aux individus et à la             société en général. Le second c’est le fait que l’Etat est théorisé comme un esprit ayant une volonté libre et une intelligence rationnelle. Le dernier point c’est qu’il suppose la mise en place d’une religion qui a pour fonction d’assurer l’unité de la nation autour de la légitimité du pouvoir de l’Etat.  

 

            Rousseau dans Du Contrat social théorise la nécessité d’une religion civile. Cette thèse est reprise lors de la Première République par les Montagnards avec le culte de l’Etre suprême, la reconnaissance de l’immortalité de l’âme et la fête de l’Etre suprême. La fête est ainsi un des éléments qui permet d’entretenir l’unité religieuse autour de l’Etat républicain.

 

            L’échec de la religion civile de la Première République semble condamner par la suite dans l’imaginaire républicain officiel toute tentative d’aller dans ce sens. Pourtant, l’existence d’une religion civile républicaine est un élément qui demeure présent et qui contribue à l’instauration de la république en France. Plusieurs travaux universitaires s’attachent ainsi à montrer la place qu’occupe cette impensé de la religion civile dans la constitution de la République en France.

 

            Laurence Loeffel s’interesse ainsi aux fondements philosophiques des cours de morale qui sont institués par la Troisième république. Elle montre comment ceux-ci visent à dégager une morale universelle, dispensée par l’Etat, dans les écoles. Cette morale est légitimée officiellement sur les bases du spiritualisme. Jules Ferry est un positiviste, mais il reconnaît la domination dans les universités des philosophes spiritualistes. Ferdinand Buisson est lui le tenant d’une philosophie spiritualiste.

 

            Vincent Peillon dans Une religion pour la république à travers l’étude de la notion de  laïcité chez un de ses principaux promoteurs, Ferdinand Buisson, montre comment il s’agit de fonder une religion. Cette religion de la laïcité légitime les fondements théoriques de l’Etat républicain, sa dimension d’entité spirituelle et sa rationalité. 

 

            Du côté de la sociologie positiviste de Durkheim, on retrouve également la thèse de la nécessité à la fois de cours de morale dispensés par l’Etat, mais également de la nécessité d’une religion civile car la fonction générale d’une religion est de produire du lien social. Si la sociologie de Durkheim est positiviste, elle n’est pas pour autant matérialiste: elle accorde une importance décisive à la conscience sociale. L’Etat joue un rôle tout à fait spécifique dans la constitution de cette conscience: il est l’intelligence organisatrice de la société.

 

Paul Willaime quant à lui défend la thèse selon laquelle aujourd’hui , il y aurait une fusion entre deux conceptions de la religion d’Etat: celle issue du catholicisme - la France fille aînée de l’Eglise - et celle issue de la laïcité. Le calendrier français, mêlant fêtes religieuses chrétiennes et fêtes républicaines, serait une des marques de cette fusion.

 

Bibliographie:

Bauberot Jean, L’intégrisme républicain

Buisson Ferdinand, La foi laïque

Durkheim, Les structures élémentaires de la vie religieuse

Ilh Olivier, La fête républicaine

Loeffel Laurence, La question du fondement de la morale laïque sous la IIIe République.

Peillon Vincent, Une religion pour la république

Rousseau Jean-Jacques, Du Contrat social

Willaime Paul, “La religion civile en France et ses métamorphoses”.

 

III- La tradition philosophique française et la légitimation de l’Etat républicain

 

            Par tradition philosophique française, on entend ici des positions qui ont pour point commun d’être spiritualistes et rationalistes, c’est-à-dire en un mot, intellectualistes. Ce courant plonge ses racines en France dans l’oeuvre de Descartes. Les oeuvres de Renouvier, Brunschwig, Lagneau, Lachelier....en sont des illustrations.  

 

Une particularité de l’intellectualisme consiste dans l’importance qu’il accorde au jugement dans la connaissance. Il consiste à inclure par une opération logique le singulier dans une catégorie générale. Outre le raisonnement, il fait intervenir la volonté qui décide de l’attribution du sujet à une catégorie.

 

Cette tradition philosophique cartésienne tend à opérer une synthèse avec la philosophie kantienne. Après la seconde guerre mondiale, la phénoménologie constitue également une voie permettant de revivifier ce spiritualisme.

 

            Le courant spiritualiste joue un rôle à travers Victor Cousin dans l’établissement de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire. L’enseignement scolaire et universitaire de la philosophie sous la IIIe République entend certes rompre avec le modèle d’une philosophie d’Etat, insititué par Cousin, néanmoins le spiritualisme demeure le courant dominant.

 

            Ce courant s’oppose au positivisme qui s’inscrit dans l’héritage d’Auguste Comte, d’où la lutte de légitimité entre philosophie et sociologie dans leur justification de l’Etat Républicain. Cette forme de spiritualisme intellectualiste et rationaliste s’oppose également au bergsonisme qui est utilisé comme grammaire de justification de courants anti-républicains (royalistes, syndicalisme révolutionnaire...).

 

            Ce courant philosophique spiritualiste intellectualiste s’oppose également à l’empirisme et à l’utilitarisme anglo-saxon. Ces derniers à travers Hobbes et Locke, puis Smith, ou encore Bentham, fournissent une autre grammaire de justification de l’Etat.

 

            Ce courant à la fois spiritualiste et rationaliste permet de construire une théorie de l’Etat républicain qui a les caractéristiques suivantes. L’Etat peut être comparé à l’esprit humain. Le pouvoir politique qui décide est doté d’un libre arbitre. Les décisions politiques constituent les fondements qui mettent en marche l’appareil rationnel d’Etat bureaucratique.

 

            Si on prend le cas de la conception de l’enseignement de la philosophie défendue par Jacques Muglioni, on perçoit une certaine continuité avec cette tradition spiritualiste intellectualiste en particulier dans l’usage qui est fait des justifications issues de la philosophie kantienne, même si Muglioni s’est beaucoup intéressé au positivisme de Comte. Ce type d’enseignement de la philosophie implique implicitement la critique de l’utilitarisme et du pragmatisme qui sont d’ailleurs confondus l’un avec l’autre. La critique des pédagogies nouvelles s’effectue en partie au nom d’un rationalisme intellectualiste implicite.

 

En épistémologie, la tradition intellectualiste qui domine la vie philosophique française, tend à considérer que les sciences modernes émergent par le biais d’un intellectualisme rationaliste (ex. les expériences de pensée de Galilée selon Koyré) contre la tradition épistémologique issue de l’expérimentalisme de Bacon qui au-delà plonge ses racines dans l’opposition entre Platon et Aristote.. 

 

Bibliographie:

Fabiani, Les philosophes de la République

Muglioni, “La gauche et l’école”

Muglioni, L’école ou le loisir de penser

Muglioni, La fin de l’école

Soulié Stéphane, Les philosophes en République

Vergne Guillaume, Histoire de l’enseignement de la philosophie en France (1840 à l’Entre-deux guerres)

http://skhole.fr/1-histoire-de-l-enseignement-de-la-philosophie-de-1840-%C3%A0-l-entre-deux-guerres

 

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