Deuxième partie: Depuis la Seconde guerre mondiale:
V- La théorie de la techno-bureaucratie
Cette thèse de l’existence d’un rapport social technocratique qui double le rapport social capitaliste trouve un certain écho durant l’après-guerre, dans la nouvelle gauche, y compris anarchiste. Elle fut en particulier développée dans le mouvement anarchiste italien sous le nom de techno-bureaucratie :
« Les « vieux patrons » sont la bourgeoisie capitaliste dont le privilège se fonde sur la propriété privée des moyens de production et qui exploitent surtout (mais pas seulement) selon le rapport de production typique, c’est-à-dire par l’extorsion de plus-value aux salariés dans un régime de marché de la main-d’oeuvre et des produits.
Les « nouveaux patrons », qui, dans les pays qui se disent socialistes, sont la classe dominante et qui, dans les pays « tardo-capitalistes », partagent le pouvoir avec les capitalistes dans un équilibre dynamique qui se déplace en leur faveur, sont les technobureaucrates.
La nouvelle classe dominante, la technobureaucratie, se définit par l’activité de la sphère du travail intellectuel correspondant à des fonctions dirigeantes dans la division hiérarchique du travail social. Les nouveaux patrons accomplissent ces fonctions et en tirent les privilèges et les pouvoirs qui lui sont liés, non pas en vertu des droits privés de la propriété juridique sur les moyens de production, mais en vertu d’une sorte de propriété intellectuelle, c’est-à-dire sur la possession des connaissances liées à la direction des grands « agrégats » économiques et politiques. » (Groupes anarchistes fédérés italiens, « La lutte des classes et la techno-bureaucratie », in La lanterne noire, n°6/7, 1976. Disponible sur: http://www.la-presse-anarchiste.net/spip.php?article347 )
VI- Nicole Laurin-Frenette: Rapports sociaux capitalistes, étatiques et patriarcaux
Nicole Laurin-Frenette, sociologue canadienne, développe pour sa part une analyse anarchiste des imbrications des rapports sociaux capitalistes, de sexe et étatiques. Elle met également en avant l’existence d’une triple dimension des rapports sociaux : exploitation, domination et oppression :
« À partir d'un certain stade de développement, les sociétés se produisent, se reproduisent et se transforment sur la base de la différenciation de leurs agents en classes sociales et en sexes. Ce sont deux modes de différenciation différents et distincts, dont aucun ne peut être considéré comme la cause ou le fondement de l'autre. Ils entretiennent plutôt des relations de solidarité, d'interdépendances réciproques. Les procès de la production et leur régulation sont organisés sur la base de systèmes de places ; à ces places, correspondent des ensembles d'agents et des relations d'inégalité (d'exploitation, de domination, d'oppression) entre ces ensembles. Les classes sociales et les sexes sont de tels ensembles. Ils relèvent de systèmes différents de places, dans des procès différents de la production et de sa régulation. Cependant, ces systèmes sont inter-reliés, imbriqués les uns dans les autres : tous les agents appartiennent aux ensembles liés à leur sexe et aux ensembles liés à leur classe. Chacune des dimensions de la différenciation, la classe et le sexe, doit donc être prise en considération dans l'analyse des conditions de la production des agents. La réflexion féministe récente s'est engagée dans cette voie, ce qui la place à l'avant-garde de la recherche théorique en sciences humaines ». […]
C'est l'État, paradoxalement, qui orchestre cette opération de « privatisation » de la famille. Il est l'auteur de lois et de politiques dont la famille est la cible principale. Elles sont mises en application par différents corps de fonctionnaires publics et parapublics, par divers groupes privés, séculiers et religieux, agissant sous la tutelle de l'État : travailleurs sociaux, médecins, hygiénistes, éducateurs publics, instituteurs, clergé, communautés religieuses, sociétés de bienfaisance et de réforme sociale, etc. Cet essaim d'intervenants auprès de la famille opère ce que Foucault et d'autres historiens ont appelé la « normalisation » des pratiques relevant du domaine privé. Là où l'Église catholique détient une place importante dans la hiérarchie des appareils du contrôle (en France, en Italie, en Espagne, par exemple), elle assume pour une large part, l'encadrement de la famille et dispose, à cette fin, d'une autonomie importante relativement à l'État. Là où le réseau du contrôle n'est pas centralisé seulement dans l'État (aux États-Unis, par exemple), certaines interventions « normalisatrices » sont spontanément et librement organisées par des groupes et des organismes privés, d'inspiration religieuse, civique, politique et autres. L'État (local, régional et central) fournit tout de même à ces organisations une partie des ressources techniques, légales et financières nécessaires. Les stratégies de « normalisation » varient suivant les classes et les milieux où elles sont mises en oeuvre ; néanmoins, elles imposent uniformément ce modèle de la famille bourgeoise, qui est vu par les classes dominantes comme une garantie de prospérité et d'ordre social.
La famille du modèle bourgeois se constitue donc, dans et par l'État. [...]
La transformation respective de l'État et de la famille et du mode d'articulation de ces deux instances, dans la société actuelle, dessine un double champ de contrôle social, partagé par la ligne de démarcation du privé et du public, dont les pôles sont l'État-famille et la famille-État. Un État qui aura progressivement absorbé les fonctions familiales, les convertissant en fonctions politiques. Une famille qui restera l'unique refuge et la gardienne des relations entre les personnes : base même du fait sociopolitique, réduite à la portion congrue de l'existence et convertie en fonction familiale ». (« Feminisme et anarchisme: quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le Mouvement des femmes et l'Etat », in Femmes: pouvoir politique, bureaucratie, 1984.)
VII- Murray Bookchin: l'écologie sociale
Le théoricien anarchiste et écologiste appartenant à la nouvelle gauche américaine met en avant également la pluralité des rapports sociaux à partir du principe hiérarchique d’autorité. Alors que le système capitaliste se caractérise par des rapports sociaux d’exploitation, il existe des rapports sociaux de domination qui constituent la spécificité de l’analyse anarchiste. La domination hiérarchique des hommes sur les femmes, des vieux sur les jeunes… en sont des dimensions. Le rapports social de domination des êtres humains sur la nature en constitue également un aspect :
« Si nous concevons la nature comme une machine qu'il nous est donné de contrôler et de dominer, alors nous en arrivons à concevoir les personnes aussi comme des machines susceptibles de contrôle et de domination. Je ne suis pas du tout d'accord avec le point de vue environnementaliste qui nous recommande de nettoyer la nature et d'«arranger» la nature de façon à pouvoir la dominer, de la même façon que les hommes dominent les femmes, que les vieux dominent les jeunes, que les êtres humains dominent les êtres humains. » (« Humaniser l'écologie », 1979. Disponible
sur: http://agora.qc.ca/documents/ecologie--humaniser_lecologie_par_murray_bookchin )
« Est-ce à dire qu'à mes yeux l'Anarchisme doive se dissoudre dans l'histoire et soit dépourvu d'identité théorique ? Je réponds vigoureusement « Non » ! L'unité de tous les mouvements et théories anarchistes ne réside pas seulement dans la défense de la société contre l'Etat, dans le recours à l'action directe plutôt qu'à l'action politique ; plus fondamentalement, l’Anarchisme se porte au-delà de l'exploitation de classe, dont il n'a jamais nié l'importance, pour affronter la domination hiérarchique, définie comme la source de l'autorité. Domination des jeunes par les vieux dans les gérontocraties tribales, des femmes par les hommes dans les familles patriarcales, brutale chosification de la nature – tout cela précède la société de classe et l'exploitation économique. Et c'est allégrement que le Marxisme et le Socialisme perpétuent, dans leurs conceptions d'une société sans classe, la dimension résiduelle cruciale de l’autorité. L'Anarchisme s'attache, concrètement, à analyser la nature de la liberté et de l'oppression, allant ainsi au-delà du noyau économique traditionnel de la société capitaliste pour atteindre la sensibilité, la structure et la nature même de la relation humaine comme telle. La genèse de la hiérarchie, que Marx considérait comme une inévitable ingérence du biologique dans le social, est traitée comme un phénomène social par la pensée anarchiste – qui met l'accent sur le patriarcat et la suprématie de l'homme sur la femme dans leurs diverses modalités historiques ». (« Anarchisme: passé et présent » -1984. Disponible
sur: http://www.ecologiesociale.ch/index.php?option=com_content&view=article&id=26&Itemid=6
« C'est la rareté des biens matériels qui a fourni leur justification historique à la famille patriarcale, à la propriété privée, à la domination de classe et à l'État ; c'est elle qui a alimenté les grands conflits de la société hiérarchique, dressant la ville contre la campagne, l'esprit contre la sensibilité, le travail contre le jeu, l'individu contre la société et finalement l'individu contre lui-même. » (Au-delà de la rareté.
Disponible sur: http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Bookchin_Murray_-_Au-dela_de_la_rarete.html )
Voir également:
BOOKCHIN, Murray. – Une société à refaire. – Montréal : Les éditions écosociété, 1993.
VIII- Liberating theory
Liberating theory est le titre d’un ouvrage collectif paru en 1986, dont les auteurs sont: Michael Albert, Leslie Cagan, Noam Chomsky, Robin Hahnel, Mel King, Lydia Sargent, Holly Sklar... Il s’agit d’auteur-e-s pouvant être rattachés à la nouvelle gauche américaine et proches du mouvement anarchiste. Tout comme Bookchin, les auteur-e-s de l’ouvrage se prononcent pour une approche holiste et non-réductionniste des phénomènes sociaux.
L'ouvrage tente de développer une théorie globale de l'émancipation:
- Le premier chapitre propose une théorie holiste d'analyse
- Le second chapitre porte sur la notion de communauté. Il aborde les notions de racisme et de nationalisme.
- Le troisième chapitre est consacré aux analyses des rapports sociaux de parenté: patriarcat, rapports parents/enfants, homophobie...
- Le quatrième chapitre aborde la critique de l'économie capitaliste.
- Le cinquième chapitre porte sur la question de la critique politique et de l'autorité
- Les chapitres suivants - 6 à 9 - analysent la question de la transformation sociale: la société, l'histoire et le changement social, une vision politique et une stratégie d’action humaniste.
Disponible en ligne sur:
Conclusion :
Il est possible de dégager plusieurs grands points sur la question de l’articulation des rapports sociaux chez les théoriciens de l’anarchisme. On peut tout d’abord souligner que les auteurs anarchistes dégagent au moins deux dimensions du rapport social : l’exploitation et la domination. En ce qui concerne la domination, ils mettent souvent en avant la pluralité des formes de rapports sociaux que construit la domination : patriarcal, gouvernemental, théologique, produit de la division technique du travail…
On peut constater que la question de la pluralité des rapports sociaux avait été portée dans les années 1970 et 1980 par la nouvelle gauche, mais qu’elle consiste surtout dans la mise en avant du rapport social de domination. L’exploitation n'apparaît pas nécessairement comme une caractéristique présente dans tous les rapports sociaux à l’exception de la théorisation proposée par Nicole Laurin-Frenette. On constate également que les théoriciens de la nouvelle gauche libertaire défendent une approche holiste et non-réductionniste des phénomènes sociaux.
Écrire commentaire