Les philosophes et la morale expérimentale

- A propos de la philosophie morale expérimentale -

 

Un nouveau courant, en philosophie morale, connaît actuellement un certain engouement,  il s’agit de la philosophie morale expérimentale.

 

Qu’est-ce que la philosophie morale expérimentale ?

 

Avec L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Ruwen Ogien a fait connaître au grand public la philosophie morale expérimentale. Il s’agit d’un courant encore peu développé en France, mais déjà relativement présent dans les pays anglo-saxons.

Cette orientation de la philosophie se propose d’étudier les intuitions morales de manière à trancher des débats philosophiques, en particulier ceux opposant déontologistes (morale du devoir) et conséquentialistes (jugement moraux s’appuyant sur les conséquences).

Pour cela, la philosophie morale expérimentale s’appuie sur différents matériaux: expériences de pensée, expériences de psychosociologie, expériences en sciences cognitives, enquêtes sociologiques, faits historiques, situations réelles...

Néanmoins, le recours à des matériaux empiriques présente certes un intérêt, mais également des limites...

 

Les éléments positifs de la démarche

 

Le premier point positif de la démarche réside dans le lien qui est établi dans ce courant entre réalité empirique et réflexion philosophique. On peut en effet regretter que la philosophie se soit progressivement enfermée dans une réflexion conceptuelle reposant uniquement sur l’analyse du langage sous l’influence du tournant linguistique (herméneutique issue de Heidegger, pragmatique du langage à partir de Wittgenstein...).

Un second point positif consiste dans le décloisonnement qui s’opère entre sciences empiriques et philosophie. La réflexion philosophique s’appuie ici sur l’étude d’un matériau pratique.

Le troisième intérêt, mais il est déjà plus ambivalent, quant au prétentions de la philosophie morale expérimentale, porte sur l’interprétation des expériences. En effet, à lire les interminables discussions de ce courant philosophique, relativement aux expériences, il semble y voir une confirmation de la thèse Duhem-Quine: une expérience ne peut jamais vérifier ou réfuter une théorie dans la mesure où le résultat de l’expérience suppose une interprétation sur la portée des résultats relativement à l’hypothèse testée. En définitive, la philosophie expérimentale ouvrirait de nouveau la voie à une herméneutique...

 

Les limites épistémologiques de la démarche

 

Il existe deux autres arguments assez classiques que l’on peut opposer à la démarche de la philosophie morale expérimentale. Le premier, c’est l’argument de Hume concernant le passage de l’être au devoir-être. Ce que nous indiquent les expériences, c’est la manière dont se comportent les individus de manière effective, mais cela ne peut pas nous dire comment il doivent se comporter: il y a une différence ontologique entre le fait et la norme morale, entre le réel et l’idéal.

La deuxième critique porte sur le relativisme des intuitions morales. Certes, on peut mener des enquêtes sociologiques dans différents pays pour vérifier s’il existe des intuitions morales concordantes, néanmoins rien ne nous prouve que, selon les époques, ces intuitions morales ne subissent pas une évolution.

Néanmoins, il s’agit de critiques assez larges et qui ne touchent pas spécifiquement la philosophie morale expérimentale.

 

Il existe néanmoins des difficultés propres à ce courant qui porte sur l’usage des expériences. En effet, on peut être dubitatif sur la démarche consistant à s’interroger sur la morale à partir d’expériences qui posent déjà en elles-mêmes des interrogations morales.

 

Les limites morales de la démarche

 

On ne reviendra pas ici en détail sur les controverses suscitées à cet égard par les expériences de psychosociologie. En effet, elles provoquent classiquement des critiques de type déontologique: peut-on, au nom de la science, traiter des personnes comme des cobayes, les faire participer à des expériences qui peuvent être psychologiquement traumatisantes, en leur mentant de surcroît quant aux finalités de l’expérience menée ? Ces expériences traitent en effet les individus comme de simples moyens et non plus comme des personnes ( au sens kantien de fin morale).

 

Il existe néanmoins un type de critique bien plus spécifique contre la philosophie morale expérimentale : elle porte sur le statut des expériences de pensée en morale. Les expériences de pensée étaient classiquement utilisées en épistémologie pour réfléchir à des problèmes philosophiques gnoséologiques. Par exemple, est-il possible que nous soyons des cerveaux dans des cuves et que le monde qui nous entoure ne soit qu’une illusion ?

 

Néanmoins, les expériences de pensée morales n’ont pas la même portée. En effet, on peut s’interroger sur les difficultés morales qu’elle posent en elles-mêmes. En effet que penser moralement d’énoncés tels que: “imaginez qu’en tuant une personne, vous pourriez, en transplantant ses organes, sauver trois personnes. Que feriez vous ?”. Si vous refusez, vous êtes plutôt déontologistes en morale, si vous acceptez, vous êtes plutôt conséquentialistes.

La philosophie morale expérimentale regorge de ce type de dilemmes fictifs. Cependant, on peut s’interroger sur la démarche qui consiste à interroger les personnes sur leurs intuitions et leur justifications morales à partir de situations que l’on croirait produites par le tueur sadique du film d’horreur “Saw”.

 

En effet, on peut se demander ce que signifie le fait que des philosophes puissent participer à émousser la sensibilité morale des individus. Imaginons en effet que je sois un philosophe qui défende une philosophie morale de l’empathie (répugnance naturelle à faire souffrir). Je peux estimer que l’exposition à de tels dilemmes moraux artificiels émousse ma sensibilité. C’est d’une certaine manière la thèse de Rousseau, qui estime que l’organisation sociale inégalitaire, voire l’art, émousse la sensibilité morale, le sentiment de pitié, de compassion.

De manière générale, notre société, par la télévision et les médias en général, nous expose à des situations qui émoussent notre sensibilité: films d’horreurs ou même simple thriller, faits divers tragiques, télé-réalité... Il existe toute une production commerciale qui pourrait contribuer à nous transformer en être sans pitié. A-t-on besoin que la philosophie y ajoute sa contribution ?

 

Il est alors possible de s’interroger ici sur les effets de la domination d’une rationalité technocratique et utilitariste économique dans laquelle des sentiments tels que la pitié n’ont pas de place. A-t-on besoin que les philosophes moraux contribuent à la fabrication d’individus sans pitié et donc d’un monde sans pitié ?

 

Pour conclure, la démarche expérimentale en morale présente un intérêt, mais avant tout lorsqu’il s’agit de réfléchir à partir de situations réelles ou historiques. Elle permet d’analyser par exemple la pluralité des comportements humains face à des situations semblables, de s’interroger sur le fait de savoir pourquoi une majorité d’individus peuvent accepter de commettre des actes immoraux, que seule une minorité le refuse, voire organise une résistance. En revanche, on perçoit mal l'intérêt moral que les philosophes moraux ajoutent, à la réflexion sur des situations historiques, des expériences de pensée qui rivalisent de sadisme pour interroger les personnes sur leurs intuitions morales.