Sorel, dans un texte de 1916 qui constitue une ébauche d’une étude sur Proudhon, effectue une lecture où il discute explicitement les dimensions intellectualistes et pragmatistes de l’oeuvre de Proudhon. Le texte de Sorel est une lecture critique du De la justice dans la révolution et l’église de Proudhon.
Sorel met en relief dans ce texte la démarche encore trop intellectualiste de Proudhon, alors que ce dernier avait pourtant affirmé dans De la justice que “les idées ont surgit de l’action”:
“Doué d’un très remarquable tempérament de juriste [...] Proudhon avait une entière confiance dans les armes logiques dont se sert l’homme de droit ; n’ayant jamais pratiqué les prétoires, il ne sentait pas toujours malheureusement la nécessité de maintenir ses raisons dans ces zones moyennes où la réalité ne jure pas trop avec les abstractions qu’on lui accole ; il marche en conséquence avec une hardiesse dont les vices sont très choquants pour le pragmatiste habitué à juger la valeur des outils intellectuels par les produits qu’ils fournissent.”
Il fait remarquer néanmoins l’orientation pragmatiste qu’a pris l’oeuvre de Proudhon durant les dernières années de sa vie:
“L’illusion dont Proudhon a été victime s’explique facilement lorsqu’on sait à quel point, durant les dernières années de sa vie, son esprit a été préoccupé de considérations apparentées à ce que nous nommons aujourd’hui le pragmatisme. [...] Mais peut-être réussirait-on en prouvant à des hommes fiers de leur génie positif que la Justice réussit, c’est-à-dire qu’elle assure la prospérité des nations, leur grandeur politique et leur supériorité intellectuelle.”
Sorel prend une position implicitement pragmatiste pour juger les positions de Proudhon.
Dans le passage ci-dessous, il reconnaît en particulier la thématique sorélienne selon laquelle les luttes ouvrières possèdent une dimension morale. C’est ce qu’Axel Honneth qualifie d’enjeux de reconnaissance. Il est d’ailleurs possible de souligner que si Honneth voit dans Sorel un théoricien de la lutte pour la reconnaissance, cette thématique est présente déjà chez Proudhon (aussi bien dans Qu’est-ce que la propriété ? que Dans de la capacité politique des classes ouvrières). Une seconde thématique sorélienne, issue du syndicalisme révolutionnaire, porte sur la méfiance envers la classe politique. Il est néanmoins également possible de souligner que Proudhon, dans sa lettre de 1864 aux ouvriers, et Dans de la capacité politique, peut apparaître comme un précurseur de ces positions par sa critique de la participation aux élections:
“Aujourd’hui que nous sommes devenus familiers avec les méthodes du pragmatisme, nous voyons clairement que Proudhon a pu seulement découvrir ses principes dans la Révolution grâce aux subtilités d’une dialectique trompeuse [...]. Le pragmatisme bien compris établit une séparation absolue entre une morale de producteurs et l’art dont se servent les politiciens pour exploiter la naïveté des masses qui travaillent”.
Le passage ci-dessous reprend également une critique habituelle de Sorel: celle de l’intellectualisme. Cette critique s’appuie à l’origine plus particulièrement sur Bergson. La critique de l’intellectualisme est également une caractéristique du pragmatisme. Ici, ce que Sorel met en valeur, c’est l’imprévisibilité de l’histoire et donc l’impossibilité d’une science de l’histoire:
“Pendant longtemps les socialistes ont eu une si grande confiance dans la force mystérieuse que posséderait dans l’histoire la vérité formulée suivant les règles de l’intellectualisme, qu’ils croyaient pouvoir, en démontrant syllogistiquement leurs théories, amener les classes dirigeantes à participer aux bouleversements destinés à les priver de leurs droits acquis “
C’est sur le versant de l’intellectualisme que Sorel attaque de nouveau, dans le passage ci-dessous, Proudhon. Celui-ci est demeuré encore bien trop souvent selon lui un intellectualiste:
“Chez Proudhon l’idée révolutionnaire est presque totalement une conséquence de ses préjugés intellectualistes ; si dans ses dernières œuvres cette idée semble s’atténuer, cela tient évidemment à ce que des préoccupations d’ordre pragmatique d’abord et plus tard de droit historique entrèrent, d’une façon plus ou moins consciente, dans son esprit ; les anarchistes ne se trompent donc pas quand ils placent leurs idées de subversion totale sous l’égide de Proudhon, dont la plus grande partie de l’œuvre est inspirée par une philosophie strictement intellectualiste.”
Conclusion: Il est intéressant de constater que Sorel se livre dans ce texte à une évaluation de Proudhon à partir d’une position pragmatiste. Il semble constater une évolution chez cet auteur. Pour Sorel, Proudhon apparaît comme encore trop marqué par des tendances intellectualistes. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie qu’il serait devenu plus ouvert à une approche pragmatiste.
Extraits de:
Georges Sorel et Willy Gianinazzi « Ébauche d'une étude sur Proudhon à propos de La guerre et la paix », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle1/2002 (n° 20), p. 129-152.
URL : www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2002-1-page-129.htm.
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