Lu: Fraser Nancy, Le féminisme en mouvements

Des années 1960 à l’ère néolibérale

La Découverte, 2012, 330 p., 24 euros

 

 

            Nancy Fraser est une philosophe féministe américaine connue pour ses analyses sur une théorie de la justice articulant redistribution et reconnaissance. L’ouvrage publié sous le titre Le féminisme en mouvements constitue une traduction d’un ensemble de textes parus dans diverses revues entre 1984 et 2010. Le recueil est néanmoins inauguré par une introduction originale de l’auteure. Il est ensuite découpé en trois parties: “Le féminisme insurrectionnel. La radicalisation de la critique à l’ère de la social-démocratie”, “Le féminisme dompté. Le passage de la redistribution à la reconnaissance à l’âge identitaire” et enfin “Le féminisme renaissant ? La confrontation avec la crise capitaliste à l’ère néolibérale”.

 

Première partie - Le féminisme insurrectionnel

 

            Le premier chapitre constitue un exercice de confrontation et de critique avec la théorie de l’éthique la discussion de Jurgen Habermas. En effet, c’est une critique classique, et dans laquelle s’inscrit Nancy Fraser, de considérer que la théorie de Jurgen Habermas ne prend pas assez en compte l’effet des inégalités que subissent les minorités dans leur accès à l’espace public. Néanmoins, la confrontation avec la théorie d’Habermas s’avère d’autant plus importante par rapport à l’évolution de la pensée de l’auteure qu’elle est par la suite conduite à mettre en avant l’importance de la prise en compte de la question de la représentation et des revendications de participation démocratique dans les théories de la justice contemporaine.

            Le second chapitre porte sur l’analyse des besoins dans le cadre de revendications féministes et socialistes à l’ère du capitalisme tardif. En effet, c’est un enjeu à la fois de l’économie et de la philosophie sociale que la question de la détermination des besoins. En effet, la théorie économique néo-classique considère que le marché est à même de satisfaire les besoins des individus, mais d’autres théories mettent au contraire l’accent sur la nécessite de déterminer les besoins de base dont nos sociétés devraient pouvoir garantir la satisfaction à tous. L’article s'intéresse ainsi en particulier aux controverses autour de l’interprétation des besoins et leur mode de prise en charge politique.

            Le troisième chapitre, coécrit avec Linda Gordon, constitue une étude historique, liée au contexte états-unien, de la notion de “dépendance”. En effet, dans les stéréotypes américains contemporains, l’image de la dépendance est celui de la jeune mère de famille monoparentale noire américaine qui vit des allocations versées par les pouvoirs publics. Les deux auteures montrent en particulier les changements de sens, spécifiquement l’évolution péjorative, qu’à connue la notion de dépendance.

            Le dernier chapitre de cette première partie s'intéresse aux principaux modèles revendicatifs liés à la rémunération du travail domestique et à la conciliation vie familiale et vie professionnelle. Il s’agit de réfléchir alors aux revendications qui permettent de rémunérer le temps de travail domestique, de permettre aux femmes de développer une activité professionnelle en dehors de la sphère domestique et d’impliquer à égalité les hommes dans les tâches domestiques.

 

Deuxième Partie - Le féminisme dompté

 

            Le premier chapitre de cette seconde partie, intitulé “Structuralisme ou pragmatique ? Sur la théorie du discours et la politique féministe”, entend montrer ce qui constitue selon l’auteure l’intérêt de la pragmatique du langage par rapport aux approches structuralistes pour construire une théorie féministe non-essentialiste.

            Avec le second chapitre, “Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance. Une approche bidimensionnelle de la justice de genre”, nous entrons dans le coeur de la théorie de l’auteure. En effet, il s’agit pour elle de montrer qu’une théorie de la justice féministe doit prendre en compte à la fois la redistribution - les inégalités de classe liées à l’exploitation économique - et la reconnaissance - le déni de reconnaissance et le mépris lié aux inégalités de statut social -.

            Le troisième chapitre, “Hétérosexisme, déni de reconnaissance et capitalisme - Une réponse à Judith Butler - “ est consacré à défendre la thèse précédente face à la critique qu’à pu en faire Judith Butler.

 

Troisième partie - Le féminisme renaissant ?

 

Dans le premier chapitre, “Le cadre de la justice dans un monde globalisé”, Nancy Fraser introduit l’importance de la thématique des revendications concernant la représentation, et non plus seulement celles liées à la redistribution et à la reconnaissance. Cela consiste à accorder une spécificité au politique dans le cadre d’une théorie de la justice définie comme “déni de participation”. Les mouvements sociaux contemporains sont ainsi conçus comme portant leur contestation au niveau d’un cadrage méta-théorique portant, non pas seulement sur ce qui doit être revendiqué, mais également qui doit participer aux règles de détermination de la justice.

            Dans le deuxième chapitre, “Le féminisme, le capitalisme et les ruses de l’histoire”, Nancy Fraser est conduite à s’interroger sur l’histoire du féminisme et la thèse de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur Le nouvel esprit du capitalisme. L’auteure ne veut pas dire ici qu’il est consubstantiel au féminisme de faire le jeu du capitalisme. Mais elle se demande pourquoi une certaine dérive du féminisme l’a conduit à épouser les logiques du néo-libéralisme: l’accès des femmes au travail comme levier d’accumulation du capital, l’utilisation de l’empowerment dans les politiques publiques de développement au détriment de politiques de redistribution...

            Dans le dernier chapitre de ce recueil, “Entre marchandisation et protection sociale. Les ambivalences du féminisme dans la crise du capitalisme”, l’auteure s’appuie en particulier sur les analyses de Karl Polanyi. Elle analyse La grande transformation de Polanyi comme reposant sur la dualité entre marchandisation et protection sociale. Cette dernière catégorie serait tournée contre l’exploitation économique. Néanmoins, elle propose d’ajouter à cette dualité, un troisième terme, l’émancipation qui constitue la lutte contre la domination. Elle termine ainsi en appelant à une nouvelle alliance entre mouvements d’émancipation revendiquant la reconnaissance et mouvements revendiquant une protection sociale par la redistribution.

 

 

Avis critique:

 

            Contrairement à ce que peut laisser penser le titre, il ne s’agit donc pas d’un ouvrage d’histoire du mouvement féministe. Cette histoire est plutôt reconstruite à travers les publications effectuées par l’auteure à différents moments de sa carrière. Il est possible en particulier de retenir deux thèses fortes. La première est la critique de l’instrumentalisation néolibérale d’une certaine forme de féminisme uniquement tournée vers les revendications de reconnaissance. La seconde est la nécessité de proposer un féminisme tourné vers l’émancipation articulant une théorie de la justice qui embrasse trois dimensions: la redistribution, la reconnaissance et la représentation.

 

Pour s’introduire à la pensée de Nancy Fraser et compléter la présentation de cet ouvrage:

 

Une vidéo d’une conférence de Nancy Fraser à Paris, le 09 novembre 2012: http://www.youtube.com/watch?v=gtwZYD1i6BA

 

Nancy Fraser, “Féminisme et capitalisme: une ruse de l’histoire”, Contretemps n°6

Disponible sur: http://www.npa2009.org/content/f%C3%A9minisme-et-capitalisme-une-ruse-de-lhistoire-1-par-nancy-fraser-contretemps-n%C2%B06