Guyau, un pragmatisme moral.

 

 

Jean-Marie Guyau (1854-1888), philosophe français, est l'auteur entre autres, de Esquisse d’une morale sans obligation, ni sanction. Lu par Nietzsche et Bergson, il est présenté dans La morale anarchiste par Kropotkine comme celui qui a formulé les traits d’une morale anarchiste. Pour élaborer sa théorie morale, il part de la vie comme action.

 

Extraits commentés d'Une morale sans obligation, ni sanction.

 

- Force et vie

 

Guyau se fixe pour objectif de produire une théorie morale qui s’appuie non sur une métaphysique, mais sur une physique:

 

"Une morale exclusivement fondée sur les faitset qui, en conséquence, ne part ni d’une thèsea priori, ni d’une loi a priori"

 

Pour cela, il part de la notion de force, à partir de laquelle il fait dériver la notion de vie:

 

“La tendance à persévérer dans la vie est la loi nécessaire de la vie non seulement chez l’homme, mais chez tous les êtres vivants, peut-être même dans le dernier atome de l’éther, car la force n’est probablement qu’un abstrait de la vie”.

 

La vie renvoie en premier lieu à la notion de force telle qu’on la trouve dans la physique. Il s’agit donc d’un matérialisme vitaliste.

 

- Vie et action:

 

La force vitale se traduit par l’action. C’est à partir de l’action que Guyau entend établir une morale:

 

“Agir, c’est vivre ; agir davantage, c’est augmenter le foyer de vie intérieure” .

 

Ou encore, ajoute-t-il:

 

"Vivre, ce n’est pas calculer, c’est agir.

 

Guyau prend position contre les conceptions intellectualistes de la morale: la morale n’est pas le produit d’une intuition morale intellectuelle, elle n’est pas le produit non plus du raisonnement et en particulier d’un calcul rationnel. Le refus de constituer la morale sur le calcul est un des deux principaux points qui l’opposent à l’utilitarisme anglais.

 

- Vie et plaisir:

 

La seconde opposition entre Guyau et les utilitaristes porte sur le critère du plaisir. Il ne nie pas que le plaisir soit un état de conscience présent chez les êtres vivants. Mais il reproche aux utilaristes deux erreurs.

 

La première est de faire du plaisir le but de la vie, alors que le plaisir n’est qu’un effet:

 

“Nous, au contraire, nous nous plaçons au point de vue de la causalité efficiente et non de la finalité ; nous constatons en nous une cause qui agit même avant l’attrait du plaisir comme but “

 

Les utilitaristes introduisent une finalité, alors qu’en toute rigueur, s’ils prétendent à une physique morale, ils devraient recourir uniquement à des causes efficientes.

 

Le second défaut tient donc au fait de réduire le fait moral à la conscience, alors qu’il s’agit de remonter aux instincts. En effet, si la morale est immanente à la vie, et du fait que la conscience ne soit qu’un phénomène restreint au sein du vivant, alors la morale prend sa source dans des tendances inconscientes caractéristiques de la vie:

 

"Nous devons reconnaître que la conscience embrasse une portion assez restreinte de la vie et de l’action. Même les actes qui s’achèvent dans la pleine conscience de soi ont, en général, leur principe et leur première origine dans des instincts sourds et des mouvements réflexes".

 

"Au fond, les fins ne sont que des causes motrices habituelles parvenues à la conscience de soi ; tout mouvement voulu a commencé par être un mouvement spontané exécuté aveuglément, parce qu’il présentait moins de résistance."

 

- La source de la morale:

 

La morale est donc l’expression d’un fait vital: survivre et croître:

 

“Cette cause, c’est la vie tendant par sa nature même à s’accroître et à se répandre, trouvant ainsi le plaisir comme conséquence”

 

"Si on demande ce que c’est qu’accroître l’intensité de la vie, nous répondrons que c’est accroître le domaine de l’activité sous toutes ses formes (dans la mesure compatible avec la réparation des forces)".

 

- Vie et altruisme:

 

Ce qui caractérise la vie, c’est donc qu’elle tend à se préserver et à se répandre. Guyau conçoit dans le principe vital non pas seulement une source d’égoïsme, mais d’altruisme. L’être vivant cherche à survivre et à croître. Le déversement de sa force hors de lui est une marque de sa puissance:

 

“Le caractère de la vie qui nous a permis d’unir en une certaine mesure, l’égoïsme et l’altruisme, — union qui est la pierre philosophale des moralistes, — c’est ce que nous avons appelé la fécondité morale. Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n’est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie. [...] La vie individuelle est expansive pour autrui parce qu’elle est féconde, et elle est féconde par cela même qu’elle est la vie. Au point de vue physique, nous l’avons vu, c’est un besoin individuel que d’engendrer un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de nous-même”.

 

Ou encore:

 

"Vie, c’est fécondité, et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir; la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine".

 

- Action, altruisme et travail:

 

Le travail apparaît alors comme une activité morale. Dans le travail, l’individu cherche à augmenter sa puissance d’agir. En tant qu’elle est une activité sociale, elle permet à l’individu de réaliser cette augmentation avec autrui:

 

"Avec le temps le travail deviendra de plus en plus nécessaire pour l’homme. Or, le travail est le phénomène à la fois économique et moral où se concilient le mieux l’égoïsme et l’altruisme. Travailler, c’est produire, et produire, c’est être à la fois utile à soi et aux autres. Le travail ne peut devenir dangereux que par son accumulation sous la forme de capital ; alors il peut prendre un caractère franchement égoïste et, en vertu d’une contradiction intime, aboutir à sa propre suppression par l’oisiveté même qu’il permet. Mais, sous sa forme vive, le travail est toujours bon."

 

Le travail devient immoral lorsque l’égoïsme prend le pas sur l’altruisme dans le cadre de l’accumulation du capital.

 

- Puissance et devoir:

 

Comment dériver le devoir-être de l’être ?

 

L’obligation morale n’est pas première. C’est la puissance qui est première. Je ne dois que ce que je peux. Il ne saurait y avoir de devoir qui s’impose au-delà de la puissance de l’individu. Cela serait une impossibilité physique.

C’est donc de la puissance, au contraire, que dérive l’obligation morale. Si je peux, alors je dois. Cela signifie alors que plus j’ai de puissance, plus j’ai de devoirs:

 

“Je puis, donc je dois. De là l’existence d’un certain devoir impersonnel créé par le pouvoir même d’agir”

 

Ou encore:

 

"Il a plus de pouvoir ; par cela même, il a un devoir supérieur".

 

- Morale et sacrifice héroïque:

 

Si la vie tend à la préservation d’elle-même, comment expliquer alors que le sacrifice moral soit possible ?

 

Pour Guyau, le sacrifice héroïque est le fait d’individus chez qui le désir d’intensification de la vie devient plus puissant que l’instinct de survie. Cela correspond à une prise de risque:

 

"Le sacrifice même de la vie peut être encore, dans certains cas, une expansion de la vie, devenue assez intense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre à terre".

 

"La plante ne peut pas s’empêcher de fleurir ; quelquefois, fleurir, pour elle, c’est mourir."

 

- Morale et hypothèses métaphysiques:

 

La morale de Guyau n’entend pas se fonder sur une métaphysique de la vie. Les dimensions métaphysiques de sa morale, telles que la notion de force, ne sont que des hypothèses. Les hypothèses spéculatives sont des expressions d’un risque qui correspond à un désir d’intensification de l’existence:

 

"L’hypothèse spéculative est un risque de la pensée ; l’action conforme à cette hypothèse est un risque de la volonté ; l’être supérieur, c’est celui qui entreprend et risque le plus, soit par sa pensée, soit par ses actes".

 

- L’action comme remède au scepticisme moral

 

Si ce n’est pas la spéculation métaphysique qui permet de trancher les hypothèses, c’est au contraire l’action qui est le remède au scepticisme:

 

"L’action, en sa fécondité, est aussi un remède au scepticisme : elle se fait à elle-même, nous l’avons vu, sa certitude intérieure. Que sais-je si je vivrai demain, si je vivrai dans une heure, si ma main pourra terminer cette ligne que je commence ? La vie, de toutes parts, est enveloppée d’inconnu. Pourtant j’agis, je travaille, j’entreprends ; et dans tous mes actes, dans toutes mes pensées, je présuppose cet avenir sur lequel rien ne m’autorise à compter. Mon activité dépasse à chaque minute l’instant présent, déborde sur l’avenir".

 

"En somme, c’est la puissance de la vie et l’action qui peuvent seules résoudre, sinon entièrement, du moins en partie, les problèmes que se pose la pensée abstraite".