Les références à Bergson chez Sorel (II)

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Deuxième partie:

 

- Réflexions sur la violence (1908):

 

Sorel présente le projet qu’il développe dans Réflexions sur la violence de la manière suivante:

 

L'esprit de l'homme est ainsi fait qu'il ne sait point se contenter de constatations et qu'il veut comprendre la raison des choses ; je me demande donc s'il ne conviendrait pas de chercher à approfondir cette théorie des mythes, en utilisant les lumières que nous devons à la philosophie bergsonienne.

 

Sorel s’intéresse avec la théorie du mythe mobilisateur à la manière dont l’imagination collective intervient dans les mouvements sociaux. Il reprend la distinction entre le moi profond et le moi superficiel présente dans Les données immédiates de la conscience de Bergson. La conception de Bergson consiste à distinguer un premier moi social qui agit par habitude, qui est réductible à un habitus. Néanmoins, toutes les actions humaines ne relèvent pas de la prévisibilité de l’habitude. Il y a des actions qui sont de l’ordre de l’imprévisible, de l’évènement. En langage sociologique, on pourrait dire qu’il s’agit des faits qui ne relèvent pas des régularités statistiques, mais d’une sociologie de l’imprévisible (Grossetti, PUF, 2004):

 

Bergson nous invite, au contraire, à nous occuper du dedans et de ce qui s'y passe pendant le mouvement créateur : « Il y aurait deux moi différents, dit-il, dont l'un serait comme la projection extérieure de l'autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure... Mais les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes sont rares, et c'est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes ; nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré... Nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plus que nous ne pensons; nous sommes agis plus que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée »

 

L’action collective suppose la constitution d’un monde imaginaire, de mythes. En effet, si l’avenir ne dépend pas de relations de cause à effet, il ne peut pas être connu rationnellement. Si l’action future n’est pas le produit d’une connaissance rationnelle, ce qui oriente l’action doit être trouvé du côté de l’imagination créatrice. L’action suppose donc la capacité à imaginer une réalité future et qui donc n’existe pas encore:

 

“On devrait abandonner l'idée que l'âme est comparable à un mobile qui se meut, d'après une loi plus ou moins mécanique, vers divers motifs donnés par la nature. Quand nous agissons, c'est que nous avons créé un monde tout artificiel, placé en avant du présent, formé de mouvements qui dépendent de nous. Ainsi notre liberté devient parfaitement intelligible. Ces constructions, embrassant tout ce qui nous intéresse, quelques philosophes, qui s'inspirent des doctrines bergsoniennes, ont été amenés à une théorie qui n'est pas sans surprendre quelque peu. « Notre vrai corps, dit par exemple Ed. Le Roy, c'est l'univers entier en tant que vécu par nous. Et ce que le sens commun appelle plus strictement notre corps, en est seulement la région de moindre inconscience et d'activité plus libre, la partie sur laquelle nous avons directement prise et par laquelle nous pouvons agir sur le reste »”

 

Le recours au mythe n’est pas alors propre uniquement à la religion, mais constitue également une condition de l’action révolutionnaire. Le millénarisme religieux et le catastrophisme révolutionnaire ne sont donc pas pour Sorel d’une nature fondamentalement différente:

 

Mais l'enseignement de Bergson nous a appris que la religion n'est pas seule à occuper la région de la conscience profonde ; les mythes révolutionnaires y ont leur place au même titre qu'elle. Les arguments qu'Yves Guyot présente contre le socialisme en le traitant de religion me semblent donc fondés sur une connaissance imparfaite de la nouvelle psychologie.

 

Le mythe révolutionnaire sur lequel se penche Sorel dans Réflexions sur la violence est la grève générale. L’appel à la grève générale n’est pas le produit d’une prédiction scientifique. Il s’agit de ce que Sorel appelle un mythe mobilisateur que les praticiens du mouvement révolutionnaire proclament pour inciter et orienter l’action dans un sens révolutionnaire. La grève générale n’est pas un concept scientifique, mais une image qui a une fonction instrumentale:

 

Les syndicalistes résolvent parfaitement ce problème en concentrant tout le socialisme dans le drame de la grève générale; il n'y a plus ainsi aucune place pour la conciliation des contraires dans le galimatias par les savants officiels ; tout est bien dessiné, en sorte qu'il ne puisse y avoir qu'une seule interprétation possible du socialisme. Cette méthode a tous les avantages que présente la connaissance totale sur l'analyse, d'après la doctrine de Bergson; et peut être ne pourrait-on pas citer beaucoup d'exemples capables de montrer d'une manière aussi parfaite la valeur des doctrines du célèbre professeur.

 

La méthode que préconise Sorel suppose de partir de l’étude de la pratique et non des structures inconscientes qui échapperaient aux acteurs. Il s’agit donc pour Sorel d’acquérir une connaissance intime par une expérience continue de la pratique militante pour saisir ce qu’elle a de plus profond. L’étude du mouvement révolutionnaire ne peut être obtenu par une analyse statistique de la production économique, mais dans la confrontation à la pratique elle-même: :

 

Un pas décisif fut fait vers la réforme lorsque ceux des marxistes qui aspiraient à penser librement, se furent mis à étudier le mouvement syndical ; ils découvrirent que « les purs syndicaux ont plus à nous apprendre qu'ils n'ont à apprendre de nous ». Et on peut encore utilement citer une autre profonde pensée de Bergson: « On n'obtient pas de la réalité une intuition, c'est-à-dire une sympathie intellectuelle avec ce qu'elle a de plus intérieur, si l'on n'a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles. Et il ne s'agit pas simplement de s'assimiler les faits marquants; il en faut accumuler et fondre ensemble une si énorme masse qu'on soit assuré, dans cette fusion, de neutraliser les unes par les autres toutes les idées préconçues et prématurées que les observateurs ont pu déposer, à leur insu, au fond de, leurs observations. Ainsi seulement se dégage la matérialité, brute des faits connus. » On parvient enfin à ce que Bergson nomme une expérience intégrale.

 

En définitive, Sorel plaide pour une sociologie qui se trouve en continuité avec la philosophie et non pas pour une sociologie positiviste et scientiste. Selon lui, on ne peut pas arriver à une connaissance de la réalité au moyen du seul outil mathématique, qui permettrait d’atteindre une très contestable prévisibilité des actions humaines:

 

Les positivistes, qui représentent, à un degré, éminent, la médiocrité, l'orgueil et le pédantisme, avaient décrété que la philosophie devait disparaître devant leur science; mais la philosophie n'est point morte et elle s'est réveillée avec éclat, grâce à Bergson, qui loin de vouloir tout ramener à la science, a revendiqué pour le philosophe le droit de procéder d'une manière tout opposée à celle qu'emploie le savant. On peut dire que la métaphysique a reconquis le terrain perdu en montrant à l'homme l'illusion des prétendues solutions scientifiques et en ramenant

l'esprit vers la région mystérieuse que la petite science abhorre.

 

Conclusion:

 

La référence à Bergson chez Sorel est marquée par un accord avec certaines thématiques. Sorel trouve chez Bergson une critique des prétentions des sciences sociales à pouvoir prévoir l’histoire. L’histoire lui apparaît comme une imprévisible création de nouveauté. Il trouve également chez Bergson des éléments pour défendre la thèse qu’il existe deux types d’actions humaines. Les premières sont celles qui relèvent d’un habitus et qui sont donc prévisibles. Mais il existe également des actions qui sont imprévisibles. Celles-ci font intervenir des dimensions subjectives liées à l’imagination créatrice. Le sociologue qui désire rendre compte des mouvements sociaux doit alors peindre des tableaux de la société. Mais il ne s’agit pas ici d’images statiques, mais de visions susceptibles de rendre compte du mouvement. Il doit pour cela acquérir une connaissance intime de la pratique militante afin d’être capable d’en saisir la réalité profonde.

 

Sur Sorel et Bergson voir également:

Sand Shlomo, Bergson Henri. Quelques remarques sur Sorel critique de L'évolution créatrice. Quatre lettres inédites de Bergson à Sorel. In: Cahiers Georges Sorel, N°1, 1983. pp. 109-123.