Sorel, lecteur de Nietzsche (I)

 

dans Réflexions sur la violence

 

Extraits commentés:

 

Nietzsche fait partie des références philosophiques explicites de Georges Sorel. C’est en particulier dans Réflexions sur la violence qu’il mobilise la dimension morale de l’oeuvre de cet auteur.

 

Première Partie: Le type aristocratique

 

Sorel considère que l’histoire doit être analysée à partir de ses contradictions. Les auteurs qui font partie de ses références théoriques sont ceux de la conflictualité: la dialectique de la lutte des classes chez Marx, les antinomies sociales chez Proudhon, la valorisation du polemos chez Nietzsche.

Une seconde particularité de Sorel tient dans le fait que sa théorie politique intègre une visée morale. C’est donc au philosophe de la généalogie de la morale que s’intéresse Sorel chez Nietzsche:

 

“J'estime, au contraire, qu'un ensemble quelconque dans l'histoire des idées ne peut être bien connu que si on cherche à mettre en lumière toutes les contradictions. Je vais adopter ce parti et je prendrai pour point de départ l'opposition célèbre que Nietzsche a établie entre deux groupes de valeurs morales, opposition sur laquelle on a beaucoup écrit, mais que l'on n' a jamais convenablement étudiée”.

 

Sorel commence par rappeler que la morale de Nietzsche est de type aristocratique. De fait, il peut paraître surprenant qu’un auteur qui entend produire une théorie dont le sujet politique est le prolétariat prenne comme référence, pour montrer la dimension morale de la révolution qu’entreprend la classe ouvrière, la morale des maîtres chez Nietzsche:

 

“a)— On sait avec quelle force Nietzsche a vanté les valeurs construites par les maîtres, par une haute classe de guerriers qui, dans leurs expéditions, jouissent pleinement de l'affranchissement de toute contrainte sociale, retournent à la simplicité de la conscience du fauve, redeviennent des monstres triomphants qui rappellent toujours «la superbe brute blonde rôdant, en quête de proie et de carnage», chez lesquels «un fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d'un exutoire». Pour bien comprendre cette thèse, il ne faut pas trop s'attacher à des formules qui ont été parfois exagérées à dessein, mais aux faits historiques ; l'auteur nous apprend qu'il a en vue «l'aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les vikings scandinaves».

 

Néanmoins, ce que souligne Sorel, c’est que même à l’époque de la démocratie athénienne, cette morale est encore présente chez les grecs. En effet, plus qu’une classe sociale, elle désigne les vertus que possède un certain type d’homme. Ce qui intéresse ici Sorel, c’est la morale perfectionniste de Nietzsche, son éthique des vertus. Le maître, c’est celui qui est capable de risquer sa vie. Cela n’est pas sans rappeler la lutte pour la reconnaissance chez Hegel, où celui qui triomphe dans le premier moment de cette dialectique, c’est celui qui est capable de risquer sa vie, de mépriser sa propre mort. On trouve de même un thème semblable dans la morale vitaliste de Guyau: le sacrifice de sa propre vie peut être la marque d’une affirmation de la force d’un individu:

 

“ C'est surtout aux héros homériques qu'il faut penser pour comprendre ce que Nietzsche a voulu expliquer à ses contemporains. On doit se rappeler qu'il avait été professeur de grec à l'université de Bâle et qu'il a commencé sa réputation avec un livre consacré à glorifier le génie hellénique (L'Origine de la tragédie). Il observe que, même à l'époque de leur plus haute culture, les Grecs avaient conservé conscience de leur vieux tempérament de maîtres: «Notre audace, disait Périclès, s'est frayé un passage par terre et par mer, s'élevant partout d'impérissables monuments en bien et en mal». Aux héros de la légende et de l'histoire hellénique s'applique ce qu'il admire dans «cette audace des races nobles, audace folle, absurde, spontanée ; ... leur indifférence et leur mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le bien-être». — N'est-ce point particulièrement à propos de l'Achille de l'Iliade que l'on peut parler de «la gaieté terrible et de la joie profonde que goûtent (les héros) à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté» ?”

 

Second point qui interesse Sorel dans ce que dit Nietzsche, c’est que ce type d’homme ne s’est pas éteint avec la Grèce antique. Il s’agit d’un type qui réapparaît périodiquement dans l’histoire. L’enjeu est ici pour Sorel de l’oppose au déclin qui conduit la civilisation vers le dernier homme, entendu chez Nietzsche comme le type utilitariste qui calcule ses peines et ses plaisirs et qui vise un bonheur défini comme la minimalisation de sa souffrance. Le dernier homme est par exemple celui qu’Aldous Huxley met en scène dans Le meilleurs des mondes:

 

“ C'est bien au type de la Grèce classique que Nietzsche fait allusion quand il écrit : «Les jugements de valeur de l'aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l'entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l'aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse». Le type très antique, le type achéen célébré par Homère, n'est pas un simple souvenir ; il a reparu plusieurs fois dans le monde. «Il y a eu pendant la Renaissance un réveil superbe de l'idéal classique, de l'évaluation noble de toutes choses» ; et après la Révolution, «se produisit tout à coup la chose la plus prodigieuse et la plus inattendue : l'idéal antique se dressa en personne et avec une splendeur insolite devant les yeux de la conscience de l'humanité... (alors) apparut Napoléon, homme unique et tardif s'il en fut».

 

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