Pour un pragmatisme critique en sciences sociales et en philosophie


 

Le texte qui suit entend faire une petite synthèse de quelques orientations théoriques visant à la constitution d’un pragmatisme critique. L’enjeu de cette reconstruction est le suivant. Le tournant pragmatique en sciences sociales insiste sur les capacités d’émancipation des actrices. Il adopte leur point de vue et met en relief leurs pratiques de résistance1. Mais plus, les capacités d’émancipation des actrices sont mises en avant, plus l’analyse sociologique des structures de domination semble perdre en consistance. L’approche critique se concentre sur l’analyse des structures de domination. Mais, là à l’inverse, plus ces structures sont dévoilées, moins les actrices paraissent en capacité de s’émanciper2. Mon objectif est ici d’indiquer des pistes théoriques d’une reconstruction à partir d’une approche pragmatique, mais qui ne dissout pas les rapports de domination. Ainsi, comment est-il possible de tenir à la fois la critique de la domination et l’étude des pratiques d’émancipation ?

Les pistes qui sont proposées s’appuient sur une relecture de l’anarchisme de Proudhon et de la tradition syndicaliste révolutionnaire (des philosophes de la nouvelle école -Sorel, Berth -, mais également de Simone Weil). Ces oeuvres se trouvent articulées dans le cadre de cette lecture à la philosophie pragmatiste américaine, à la sociologie pragmatique, à la sociologie de l’articulation des rapports sociaux (Nicole Laurin-Frenette et Danièle Kergoat), aux théories de l’espace public et de la reconnaissance issues de la théorie critique de l’Ecole de Francfort ou inspirées par celle-ci (Habermas, Negt, Honneth, Nancy Fraser...).

 

I- Le travail, entre pragmatisme et matérialisme.

 

La perspective qui est adoptée ici consiste à partir d’une approche pragmatiste, c’est à dire à partir des actions. Mais ce pragmatisme est également un matérialisme, dans la mesure où il part du travail, et plus exactement du travail comme force.

 

Pour comprendre ce premier point, il est nécessaire de revenir à Proudhon. Ce dernier s’appuie sur une physique des forces3. Il ne fait pas de la force une réalité ontologique, mais une hypothèse. La réalité physique ne serait pas constituée par une substance matérielle, mais de forces. Au niveau du vivant, ces forces sont des actions4. L’action prend chez l’être humain, le nom de travail5. Tout activité humaine est donc pensable à partir du paradigme du travail. Les idées sont des produits de l’action6: Proudhon peut être lu comme un proto-pragmatiste7.

Il serait possible de critiquer une telle thèse en faisant valoir la perte de centralité du travail8. Pourtant poser la centralité du travail comme base d’une théorie critique actuelle me parait pertinent. En effet, les théories qui récusent cette centralité s’appuient sur un concept de travail qui reste tourné uniquement sur l’analyse du système capitaliste. Or le travail n’est pas une notion uniquement mobilisée dans la critique du capitalisme, mais également dans les théories féministes. L’un des principaux enjeux du féminisme a été de rendre visible le travail domestique des femmes. On peut en effet craindre que les théories de la perte de centralité du travail ne conduisent à invisibiliser certaines formes d’exploitation et à perdre les outils critiques permettant d’en faire l’analyse. Le second enjeu des approches féministes a été de produire une extention du concept de travail. Cette notion avait été reservée aussi bien par Proudhon que par Marx au travail productif de l’ouvrier. Or les féministes matérialistes ont montré que le travail incluait également les activités de reproduction de la force de travail9. Elles ont ainsi amené à produire un extension de l’analyse matérialiste. Ainsi, ces analyses conduisent à inclure dans le domaine du travail des activités telles que celles liées au care10 ou au militantisme11 par exemple.

Danièle Kergoat définit l’approche matérialiste par le fait qu’elle accorde une centralité au travail et plus exactement aux conflits liés au travail12. Le matérialisme est donc tout d’abord une perspective méthodologique qui se centre sur le travail. C’est également une analyse de la conflictualité au sein des rapports sociaux de travail. Le matérialisme se caractérise donc par une approche en termes de rapports de force.

 

II- Une approche pragmatique des rapports sociaux et des relations sociales.

 

La sociologie pragmatique est le plus souvent associée à l’étude micro-sociologique des relations sociales telles qu’on la trouve mise en oeuvre dans l’interactionnisme symbolique et dans l’éthnométhodologie. Néanmoins, on peut montrer comment à partir du féminisme matérialiste, il est possible de reconstruire une théorie qui articule rapports sociaux et relations sociales à partir d’une base pragmatiste et matérialiste.

En effet, Danièle Kergoat a produit une conceptualisation des rapports sociaux comme un enjeux centré sur un conflit lié au travail à partir duquel se constitue deux groupes sociaux13. Un rapport social n’est pas pensé ici comme une structure, mais comme le produit d’actions et de réactions liées à un conflit social.

Il est possible de trouver chez Sorel également une approche pragmatiste des rapports sociaux. En effet, pour analyser les luttes de classes au sein du capitalisme, il ne prône pas une étude des structures sociales qui permettraient d’expliquer les luttes sociales. Il s’agit au contraire pour lui d’étudier avant tout les luttes sociales pour éclairer les rapports sociaux dans une société14.

Danièle Kergoat distingue le rapport social qui se situe à un niveau macrosociologique des relations sociales microsociologique15. L’intérêt de cette distinction est de pouvoir rendre compte du décalage qui existe entre la complexité des situations intra-individuelles et les grandes tendances macrosociales.

Il existe chez Proudhon non seulement une théorie des rapports sociaux de classe, mais également des relations sociales. Cette analyse des relations sociales prend plusieurs formes. La première s’exprime dans sa théorie de la raison publique ou collective16. Dans la discussion au sein d’espace publics (que l’on peut qualifier d’oppositionnels17), les individus peuvent produire par la discussion des décisions légitimes. La seconde s’exprime dans sa théorie de la division du travail. Les individus associent leur force de travail et produisent une force de travail collective qui est l’expression d’une solidarité sociale18. Enfin, il est possible d’analyser les relations entre individus comme des luttes interindividuelles pour la reconnaissance qui s’expriment en particulier dans le travail. Chaque individu aspire à être reconnu mutuellement par autrui19. L’économie mutuelliste est un effet de cette aspiration: cette forme d’économie constitue l’expression d’une reconnaissance de l’égale dignité de chaque associé et donc l’expression d’une justice économique20.

 

III- Triple dimension des rapports sociaux et imbrication des rapports sociaux

 

Les théories féministes (Nicole Laurin-Frenette, Danièle Kergoat, en plus récemment Nancy Fraser) ont mis en avant l’existence d’une triple dimension des rapports sociaux. Les rapports sociaux impliquent un rapport d’inégalité économique lié à l’exploitation d’un travail. Ils supposent également des rapports de domination politique. Ils mettent en jeu enfin des rapports d’oppression. C’est au niveau de ces rapports d’oppression que se jouent les questions de reconnaissance pour une égale dignité contre le mépris social21.

Il existe différents rapports sociaux qui s’imbriquent et qui sont co-extensifs. Ainsi, l’exploitation n’est pas une modalité uniquement du capitalisme, tandis que la reconnaissance caractériserait les luttes dites sociétales. La reconnaissance de sa dignité est une dimension des luttes ouvrières. De même, la lutte contre l’exploitation du travail domestique caractérise le féminisme. La lutte contre les violences faîtes aux femmes constitue une lutte pour la reconnaissance de l’intégrité physique du corps des femmes et le respect de leur dignité.

Aussi bien Proudhon que Sorel ont mis en avant le fait que les rapports sociaux se caractérisaient pas un conflit économique autour du travail, par des rapports d’exploitation économiques. Mais ils ont pris en compte également l’existence d’une aspiration à la reconnaissance dans les luttes du mouvement ouvrier. En particulier, Proudhon voit dans le mouvement ouvrier l’aspiration à une reconnaissance d’une égale dignité22. Enfin, la critique qu’ils font de la division entre travail manuel et intellectuel montrent la prise en compte des rapports sociaux de domination.

La critique des rapports sociaux ne se limite pas chez Proudhon à ceux au sein du capitalisme. Il effectue également une critique des rapports sociaux étatiques et théologiques23. On peut regretter néanmoins que sa mysogynie ne le conduise pas à approfondir les liens avec la critique du patriarcat dont pourtant il affirme qu’elle constitue l’origine et le modèle des autres rapports sociaux. Edouard Berth pour sa part, dans Les méfaits des intellectuels, produit une théorie de l’articulation entre des rapports sociaux technocratiques (domination des intellectuels), étatiques et économiques. Enfin, Simone Weil, dans Oppression et liberté, met en avant l’existence non pas seulement d’un rapport social capitaliste, mais également technocratique.

 

IV- Droit et guerre: épreuves de forces et épreuves de légitmité

 

A chaque niveau du rapport social - économique, politique et culturel, se jouent à la fois des épreuves de forces et des épreuves de légitimité.

Une analyse matérialiste du social suppose de l’étudier comme mettant en oeuvre des épreuves de force conflictuelles. L’étude du social suppose d’avoir recours au paradigme de la guerre. Il s’agit alors de prendre en compte les stratégies mises en oeuvre dans les affrontement de classes. Les différences de tactiques permettent d’expliquer comment un groupe moins armé et inférieur en nombre peut tenir tête à une armée qui lui est supérieur sur ces deux points. Il n’est pas besoin de supposer que ces stratégies soient conscientes, mais d’analyser le social comme si étaient mises en oeuvre des stratégies d’affrontement entre des groupes sociaux.

La guerre sociale est d’abord une guerre économique de classe. Les rapports sociaux sont alors l’expression d’une guerre entre classes sociales. Elle est ensuite une guerre politique. Il n’y a d’ailleurs pas, comme l’a remarqué Clausewitz, de rupture entre la politique et la guerre: la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Il n’existe pas de différence de nature, mais seulement de degrés, entre: une manifestation, une grève, une guérilla armée ou une guerre révolutionnaire. Il existe ainsi un continuum des violences entre par exemple les violences domestiques que subissent les femmes au quotidien et les violences dont elles sont victimes en temps de guerre24. La guerre est enfin culturelle comme l’a mis en valeur Gramsci: c’est une lutte pour l’hégémonie intellectuelle d’une classe sur les autres25.

 

Néanmoins, si saisir le social en termes d’épreuves de force constitue une dimension importante, le social ne se réduit pas, pour autant, aux épreuves de force. Il existe également des épreuves de légitimité qui sont irréductibles aux épreuves de force. L’argumentation suppose certes des épreuves de forces - par l’usage des effets rhétoriques -, mais cela n’élimine pas la validité des épreuves de légitimité. Il n’est pas possible de disqualifier un discours uniquement en s’appuyant sur la place sociale de celui qui l’énonce. On attend également que l’argument porte sur le fond de son discours. Proudhon montre ainsi dans son ouvrage La guerre et la paix que la guerre (et donc la force) est à l’origine de tout droit, mais que le droit ne se réduit pas à la force. Cette thèse des rapports entre force et droit est repris par les syndicalistes révolutionnaires: l’action directe (la force) fait naître le droit social comme le souligne Emile Pouget26.

 

Conclusion:

Un pragmatisme critique se donne les objectifs suivants:

a) partir des actions, mais en les abordant sous un angle matérialiste

b) articuler étude de la pluralité des rapports sociaux et des relations sociales

c) prendre en compte les dimensions économiques, politiques et culturelles du social

d) étudier les stratégies sociales, et donc collectives, de conflictualité et d'alliance dans les épreuves de épreuves de force et de légitimité.

 

1 Dans cette approche pragmatique, j’inclus la sociologie pragmatique, les approches post-structuralistes, les pensées libertaires....

2 L’approche critique inclus les analyses structuralistes du type de celle de Bourdieu ou d’inspiration marxiste.

3 Voir Proudhon, La guerre et la paix.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Voir Proudhon, “Le travail”, in De la justice dans l’Eglise et la Révolution.

7 Voir Irène Pereira, “Proudhon pragmatiste”.

8 Cette thèse de la perte de la centralité du travail est défendu par des auteurs différents tels que: Hannah Arendt, Jurgen Habermas, Antonio Negri, Yann Moulier-Boutang, les théoriciens de la critique de la valeur (Postone, Jappe...), Dominique Meda, Jérémy Rifkin...

9 Voir par exemple Christine Delphy, L’ennemi principal (2 tomes)

10 Voir par exemple les travaux de Pascale Molinier.

11 Voir par exemple les travaux de Xaviez Dunezat ou de Sandrine Nicourd sur le travail militant.

12 Voir Danièle Kergoat, “Comprendre les rapports sociaux”, Raison Présente, n°178.

13 Ibid

14 Voir Sorel, Réflexions sur la violence

15 Op. cit.

16 Voir Proudhon, “Les idées”, in De la justice dans la Révolution et l’Eglise.

17 Voir Oskar Negt, Les espaces publics oppositionnels

18 Voir Proudhon, Système des contradictions économiques

19 Voir Proudhon, La guerre et la paix

20 Voir Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières

21 Voir Nancy Fraser , Qu’est-ce que la justice sociale ?

22 Voir Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières

23 Voir Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle.

24 Voir Jules Falquet, “La violence domestique comme torture- Une guerre de basse intensité contre les femmes ?”

25 Voir Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position (textes choisis).

26 Voir Emile Pouget, L’action directe

 

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