Dir. Bruno Frère et Marc Jacquemain, Résister au quotidien ?

 

Les Presses de SciencesPo, 2013, 300 p., 24 euros

 

Les coordonnateurs de l’ouvrage ont réuni une série de contributions qui ont en commun de partir d’une approche inspirée de la sociologie pragmatique, ou compatible avec cette dernière, pour analyser différentes formes de résistance actuelles. Il s’agit alors de porter une attention aux règles qu’adoptent les acteurs pour effectuer une analyse grammaticale des engagements. Dans l’introduction, Bruno Frère et Marc Jacquemain soulignent un certain nombre de points qui leur paraissent pertinents. Le premier, qu’il réfèrent à la sociologie pragmatique de Luc Boltanski, c’est que ces mouvements trouvent un ressort dans l’indignation morale. Néanmoins, au delà de ce registre émotionnel, se pose la question de la montée en généralité et donc des justifications théoriques de ces engagements. L’introduction s’interroge ainsi plus particulièrement sur l'importance de la nécessité dans l’engagement, sur le rapport ambigu à l’Etat qu’entretiennent ces mouvements de résistance ou encore sur leur capacité de subversion.

 

L’ouvrage est composé de huit contributions, qui éclairent chacune des formes différentes des engagements actuels.

 

La contribution de Damien De Blic et de Claudette Lafaye a pour thème l’engagement en faveur de la cause des sans-papiers au sein du Réseau éducation sans frontières (RESF). Les auteurs mettent en avant les différences de profils qui caractérisent nombre de ces militants par rapport à ceux qui se mobilisent habituellement, au sein de la gauche radicale, en faveur de la cause des sans-papiers. L’engagement à RESF se caractérise par une figure du sans-papier qui n’est pas celle du travailleur immigré. Ce militantisme trouve son ancrage dans une rencontre singulière initiale avec un individu. C’est également un militantisme qui se caractérise par une réticence à la montée en généralité.

Le deuxième chapitre, proposé par Marta Roca i Escoda, constitue une étude comparée en Suisse, en Espagne et en Belgique du mouvement homosexuel masculin suite à l’épidémie du SIDA. L’approche adoptée dans l’article met en avant les dimensions historiques et chronologiques de cette comparaison. Il accorde notamment une place à l’analyse de l’évolution de la revendication du mariage.

Le troisième chapitre, rédigé par Frédéric Viguier, s'intéresse au militantisme dévoué à la cause des exclus, c’est-à-dire à la prise en charge de la pauvreté. L’auteur analyse en particulier le rapport à l’Etat. Le texte commence par présenter la diversité des associations. Il insiste ensuite sur la tension entre prostestation et assistance. Enfin, sont mises en valeur les logiques de dépendance de certaines de ces associations vis à vis de l’Etat, ainsi que l’évolution des politiques publiques dans la prise en charge de la pauvreté.

La contribution suivante, celle d’Eric Dacheux, n’est pas une étude sociologique, mais se présente comme un essai de théorisation de l’économie solidaire. Cette analyse est relativement ambitieuse puisqu’elle situe l’économie solidaire dans le cadre d’une théorie générale de la société. Elle discute en outre cette forme d’économie au regard d’autres pratiques telles que l’économie sociale ou encore le développement durable ou la décroissance.

Le cinquième chapitre, celui de Gael Depoorter, s'intéresse à la communauté des logiciels libres. L’auteur s’interroge sur la pertinence de la notion de “communauté” pour unir dans un même ensemble les différentes pratiques liées au logiciel libre. Il est ainsi conduit à se demander si, par delà la diversité des acteurs et des pratiques, il est possible d’établir une grammaire d’une telle communauté. L’article met historiquement en perspective les développements du logiciel libre et insiste sur l’impératif du “Do it yourself”, qui pourrait ainsi constituer une règle grammaticale de cette communauté.

Fabrice Ripoll présente quant à lui une étude portant sur le developpement des AMAP à partir d’une étude empirique localisée essentiellement en Basse Normandie. L’auteur revient sur l’émergence et le succès des AMAP dans un contexte de crises sanitaires et alimentaires. Il met en relief l’écart qui existe entre les principes théoriques affichés par les AMAP et la diversité des pratiques existantes. Il s'intéresse en particulier aux tensions qui naissent en acte entre des impératifs contradictoires.

Bruno Frère se donne pour objectif dans son texte de s’interroger sur les règles de la grammaire des militants de l’économie solidaire et sur le caractère de nouveauté de ces impératifs. Il met en relief les impératifs de convivialité, de créativité artistique, d’autogestion et de démocratie directe locale. Mais il ne voit pas dans ces règles une caractéristique purement actuelle. Ces règles sont en effet présentes selon lui dès les origines historiques de la théorisation de l’économie solidaire dans l’oeuvre de Pierre-Joseph Proudhon.

Lilian Mathieu prolonge et élargit le propos de Bruno Frère en battant en brèche la thèse des “nouveaux militants”. Il distingue certes une pluralité de formes d’engagement, mais à la différence par exemple de Jacques Ion, il ne fait pas de ces pratiques une caractéristique qui émergerait dans les années 1990. Il est en effet possible de voir dès les années 1970 et même avant des caractéristiques de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les nouvelles formes de militantisme.

 

La conclusion de l’ouvrage est assurée par les deux coordonnateurs du volume. Ils s’attachent tout d’abord à mettre en valeur l’une des thèses de l’ouvrage qui consiste à nuancer la thèse d’une radicale nouveauté des formes d’engagement actuelles. Un second axe d’interrogation qui est dégagé est celui du rapport des pratiques avec le changement immédiat, au détriment parfois d’une capacité à penser des perspectives de changement radical à plus long terme.

Enfin, dans la postface Christian Arnsperger propose une réflexion sur la place de la plasticité anthropologique dans une perspective de transformation militante. Nombre de critiques des expériences militantes passées les plus radicales ont souligné qu’elles étaient porteuses de la volonté de construire un homme nouveau. Arnsperger prend pour sa part ses distances avec ce type de critiques. Il souligne qu’elles sont en réalité sous-tendues par une conception reposant sur une renaturalisation de l’anthropologie et sur le refus de penser que l’être humain est aussi le produit de son environnement social. Or cette thèse est bien pour lui en définitive celle qui caractérise tous les projets de transformation sociale.

 

Remarques de lecture:

L’intérêt de l’ouvrage au sein de l’ensemble des ouvrages collectifs consacrés à l’engagement militant est de fournir des éclairages sur des formes d’engagements actuels qui ne s’inscrivent pas directement dans l’histoire du mouvement ouvrier: RESF, AMAP, logiciel libre, économie solidaire, mouvement homosexuel, lutte contre la pauvreté... Néanmoins, le parti pris qui est adopté ne vise pas à couper radicalement ces formes de militantisme de leurs racines historiques. Ainsi, nombre de contributions essaient de réinscrire ces formes d’engagement dans la temporalité historique. La seconde caractéristique de cet ouvrage est son approche qui entend se situer dans une perspective qui est celle de la sociologie pragmatique, perspective à laquelle je ne peux que souscrire puisqu’elle est également celle que j’ai adoptée dans mon ouvrage Les grammaires de la contestation (La Découverte, 2010).

 

Irène Pereira