Guibert P., Troger V., Peut-on encore former des enseignants ?, Paris, Armand Colin, 2012, 151 pages.
Résumé de l’ouvrage
L’ouvrage part du constat d’une grave crise de recrutement dans l’Education nationale et se donne pour ambition de replacer la question de la formation des enseignants dans le cadre plus large des évolutions du métier.
La première partie, « IUFM, pourquoi tant de haine ? », revient sur l’histoire des Instituts universitaires de formation des maîtres, et sur leur naissance dans la précipitation au début des années 1990 dans le sillage de la loi Jospin d’orientation du 10 juillet 1989. Si leur création s’inscrit dans les urgences du calendrier électoral, elle correspond néanmoins à la volonté de répondre aux problèmes graves de recrutement de l’époque et à la crise du collège unique. L’organisation un peu chaotique du départ s’inscrit dans des rapports de force entre acteurs. Elle débouche sur une certaine hétérogénéité et une faible articulation des items de formation. Les enseignants se plaignent par ailleurs du caractère infantilisant de l’IUFM, puisque la titularisation dépend désormais de l’évaluation des formateurs et non de l’inspection. Enfin, au début des années 1990, le corpus scientifique est encore peu étoffé et les départements universitaires de sciences de l’éducation boudent les IUFM perçus comme des rivaux.
Malgré tout, les acquis des IUFM sont indiscutables : élargissement du vivier de recrutement (+ 49% d’inscrits entre 1991 et 1997), qui s’explique par la garantie d’une réussite plus élevée aux concours. Par ailleurs, les 35000 stagiaires que l’IUFM reçoit tous les ans sont mieux préparés à leur métier d’après les travaux du Comité national d’évaluation (CNE). La formation professionnelle s’appuie sur l’alternance entre lieux d’apprentissage et la tentative de former des praticiens réflexifs selon une démarche collective. Le mémoire professionnel et l’analyse des pratiques (systématisée à partir de 2002) sont des éléments-clés.
Mais les IUFM se heurtent à « un anti-pédagogisme partial » (p. 32) qui, confondant communistes et chrétiens de gauche, dénonce diversement leur mixité politique et confessionnelle, née du projet d’une société pacifiée après la Première Guerre mondiale, leur cléricalisme, leur critique d’une école républicaine autoritaire et leur adoption des héritages libertaires de Mai 68. La volonté des IUFM de « rendre l’élève acteur » et leur refus de la pédagogie « magistrale » leur vaut l’accusation de « pédocentrisme démagogique » (p. 39).
Mais l’échec des IUFM s’explique aussi par les « querelles de famille » (p. 41) d’une profession qui se caractérise par très grande hétérogénéité et par une forte opposition, notamment politique et syndicale, entre 1er et 2nd degrés, comme le montre la 2ème partie. Si les uns sont les héritiers de « l’école du peuple » de la République, menant vers des carrières techniques ou vers le métier d’instituteur, de l’autre côté de la barrière du latin se trouve une « école de notables » (une formule que les auteurs empruntent à A. Prost) qui mène à l’université (à une époque où moins de 30% des jeunes poursuivaient des études après l’école élémentaire). Ces oppositions donnent lieu à des cultures professionnelles différentes, celles des professeurs étant centrées sur la spécialisation disciplinaire et la transmission magistrale et considérant la formation professionnelle (mise en place dans les Centre pédagogiques régionaux seulement après la création du CAPES en 1950) comme inutile. Elles s’inscrivent dans des cursus différents : les professeurs ont une licence (après 1950, un CAPES) ou une agrégation. Avant 1941, les instituteurs ne passent pas le bac. La création des IUFM est ressentie par les professeurs comme « une prise de pouvoir par les primaires » (p. 54).
Les enseignants sont également divisés sur le plan syndical. La démocratisation de l’enseignement à partir de 1959 les oppose sur la question de savoir qui doit enseigner au collège. Par ailleurs, au sein de la Fédération nationale de l’enseignement (FEN), à partir de 1967, le Snes (qui regroupe les professeurs du secondaire), désormais dominé par la tendance communiste Unité et action, s’oppose au SNI (qui regroupe les instituteurs), proche du PS. Parallèlement, de nouveaux syndicats enseignants se développent, notamment le SGEN, de tendance pédagogiste, qui appartient à la CFDT.Les questions liées à la formation des enseignants reproduisent les coupures syndicales : contrairement au SGEN ou à l’UNSA (syndicat né de l’exclusion en 1992 de la tendance Unité et action majoritaire à la FENet devenue la FSU) le Snes réserve aux IUFM un accueil ambigu. Il approuve la réforme de la mastérisation de 2008-2010 que refusent les deux autres syndicats[1].
La troisième partie s’intitule « Enseigner, un ou des métiers ? ». Elle insiste en effet sur la diversification interne d’un métier qui inclut, depuis les années 1980, la lutte contre le décrochage et l’échec scolaire dans un contexte de développement de l’évaluation des performances des établissements et de leur mise en concurrence. Des missions de santé publique sont également apparues, comme la prévention des conduites à risque ou la lutte contre le harcèlement, en collaboration avec de nouveaux acteurs : parents, travailleurs sociaux, entreprises. En outre, sous l’apparente uniformité des statuts et des carrières, la diversité des situations est réelle, qu’il s’agisse du niveau d’enseignement ou des différences de public scolaire. Que devient alors la professionnalité enseignante dans un contexte où les enseignants ne disposent plus d’un modèle professionnel et d’une identité sociale stables ? Les enseignants eux-mêmes ne croient plus à la démocratisation de l’enseignement et déplorent la dévalorisation de l’image de leur métier. C’est pourquoi il est important qu’ils s’emparent de la définition de leur métier en sortant de l’opposition entre une conception techniciste et une conception académique. Ils doivent se faire reconnaître comme les plus à même dévaluer les situations pédagogiques et d’y apporter des réponses tout en référant leur action à une conception éthique du travail.
Dans la 4è partie, les auteurs intègrent la question de la formation dans une perspective européenne. Le contexte est celui du développement mondial d’une économie de la connaissance. L’Union européenne tente de développer des systèmes éducatifs et de formation plus compétitifs, mois centralisés et moins bureaucratiques, ce qui donne lieu à une redéfinition du métier d’enseignant : élévation du niveau de la formation initiale, développement de la formation tout au long de la vie et encouragement de la mobilité et de l’échange de « bonnes pratiques ». Derrière ces transformations s’opposent en fait deux conceptions : celle d’ « un professionnel autonome, reconnu et valorisé » (p. 97) et une conception plus instrumentale, sachant que les politiques européennes, sous l’influence notamment de l’OCDE, tendent à intégrer une conception de plus en plus économique des finalités de l’enseignement.
Si, depuis les années 1970, les pays européens connaissent des tendances communes à l’élévation du niveau et à l’universitarisation de la formation, l’hétérogénéité domine, notamment entre formation simultanée et consécutive et sur l’articulation entre formation disciplinaire et professionnelle. La France se caractérise par un modèle de formation consécutive et la faiblesse du volume de la formation professionnelle. Les auteurs développement également les succès du modèle finlandais, un modèle néanmoins inscrit dans des spécificités nationales trop fortes pour être exporté.
La dernière partie s’interroge sur la formation des enseignants en France. La première question qui est posée est celle des concours: faut-il les supprimer, en réformer le contenu pour équilibrer la part du disciplinaire et du pédagogique ; n’empêchent-ils pas le recrutement de tenir compte de la diversité des situations locales ? L’attachement de la société à cette forme exigeante de sélection et celui des universitaires, des enseignants et des inspections aux identités disciplinaires expliquent les résistances. Pourtant, les concours n’ont jamais constitué la seule réalité du recrutement, avec plus de la moitié des instituteurs recrutés avec le seul baccalauréat dans les années 1950 et une majorité de titulaires de licences dans l’enseignement secondaire avant la création du CAPES.
La seconde question est celle de la formation professionnelle, que la réforme de la Mastérisation a contribué à rendre publique en montrant qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Les sciences de l’éducation ont montré l’existence de « routines efficaces » permettant aux enseignants de constituer des canevas réguliers d’action pour affronter la diversité des situations. Des dispositifs de formation pourraient être construits à partir de l’identification de ces routines pour permettre la transmission de savoir-faire professionnels en rapport avec les savoirs à enseigner, la pratique enseignante (« les ficelles du métier ») et des savoirs théoriques issus des recherches en sciences de l’éducation. Par ailleurs, s’impose une « gestion du décalage entre des représentations idéalisées et décontextualisées de l’enseignement et les réalités professionnelles vécues » (p. 130), avec notamment un travail de mise à distance des affects.
Pour cela, les auteurs prônent le modèle du praticien réflexif promu par les IUFM et un modèle de formation simultanée permettant une entrée progressive dans le métier. Il s’agit ainsi de faire émerger une éthique professionnelle dont les maîtres mots doivent être la transmission d’un socle commun exigeant et le refus de l’échec scolaire et qui s’appuiera sur 4 « paradigmes » : 1-l’éducabilité de tout individu, avec un déplacement de l’activité enseignante de la transmission du savoir vers la compréhension de l’élève, 2-la responsabilité collective dans le cadre d’une « organisation réellement démocratique des établissements » (p. 138) fondée sur la collégialité et le respect de l’autonomie professionnelle des enseignants hors de tout climat d’évaluation, 3-une autorité enseignante fondée non sur son statut d’adulte et de fonctionnaire mais sur son éthique professionnelle et une relation maître-élève assise sur un contrat pédagogique, 4-l’obligation pour les enseignants de se maintenir à jour.
Notre avis sur l’ouvrage :
Le livre est paru à un moment où un nouveau ministre de l’Education nationale faisait le bilan des réformes des années précédentes, celle de la Mastérisation en particulier, et mettait en route un projet de refondation de l’école. A ce titre, il doit être compris comme une série de propositions pour une nouvelle formation des enseignants.
Ces propositions nous semblent dégager deux traits principaux : un attachement aux principes pédagogiques défendus par les IUFM, avec la volonté d’aller jusqu’au bout de la démarche par la mise en place d’une formation simultanée, et le souhait de voir émerger une professionnalité fondée sur une expertise et une éthique enseignantes.
Que les enseignants, dans une démarche collective, s’emparent de la définition de leur identité nous semble en effet un projet intéressant. Deux questions se posent néanmoins. Suffit-il que les enseignants adhèrent à ce projet pour que soit atteinte l’autonomie professionnelle et réalisée la démocratie dans les établissements scolaires, dans un contexte où, de l’aveu même des auteurs, domine l’évaluation par des instances extérieures selon des modèles mis en place dans des organisations internationales dont les motivations sont fortement influencées par la pensée économique néo-libérale[2] ? Par ailleurs, il peut être intéressant (et les auteurs le soulignent eux-mêmes lorsqu’ils abordent la question de l’hétérogénéité du monde enseignant, ses divisions syndicales et sa forte résistance au changement) de se poser la question des malentendus qui peuvent se cacher sous les catégories de démocratie scolaire, d’autonomie professionnelle et de travail d’équipe, mais aussi de réussite scolaire et de démocratie. Ces catégories, souvent appropriées par le sens commun, renvoient en effet à des visions parfois très différentes du métier et de la société, avec des malentendus à même de favoriser les inerties en obliétrant le débat sur ce que doit être l’école.
Alors promouvoir le socle commun, l’éducabilité de tous, la responsabilité collective, pour construire quelle école et quelle société ? On sait en effet que l’école est de plus en plus soumise à l’injonction de former des salariés et que l’accroissement de la responsabilité et de l’autonomie individuelles et locales s’accompagne en réalité d’un renforcement du contrôle social. Il nous semble que, plus qu’une question éthique, la question de la professionnalité enseignante doit être posée comme une question politique. La démocratie dans les établissements ne peut pas être la simple application de protocoles démocratiques et de contrats : elle doit découler de la question de savoir comment l’école peut encore interroger la démocratie.
Nada Chaar
[1] Voir aussi notre fiche de lecture de l’ouvrage de B. Geay, Le syndicalisme enseignant, La découverte, 2005.
[2] Voir notamment Laval C., Vergne F., Clément P. et Dreux G., La nouvelle école capitaliste, La découverte, 2011, dont le compte rendu est disponible sur notre site.
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