La cré'action de guerillas sociales et artistiques (Quatrième partie)

Lire la troisième partie

 

Quatrième partie:

 

7) Minorités agissantes et majorités passives: action et représentation

 

En mettant au coeur de leurs actions et de leur théorie politique, l'action directe, les syndicalistes révolutionnaires entendent rompre avec la démocratie représentative. Il s'agit d'agir directement sans l'intermédiaire de représentants politiques.

Les syndicalistes révolutionnaires mettent en avant le rôle des minorités agissantes capables de transformer les situations malgré leur faible nombre face aux majorités passives de la démocratie parlementaire. L'action directe a donc pour corollaire la démocratie directe.

La place accordée aux minorités agissantes peut être rapprochée des travaux de Serge Moscovici sur la place des minorités actives dans la transformation sociale. Les idées d'un groupe qui est minoritaire peuvent contribuer à transformer la société de manière générale: il prend pour cela l'exemple des écologistes. Il en va de même en art: la création artistique peut supposer avant de rencontrer le grand public une rupture avec ce qui est admis communément à une époque donnée.

 

Mais cette place donnée à l'action contre la représentation politique peut être pensée comme une critique plus générale de la représentation non seulement en politique, mais également dans le domaine de la théorie de la connaissance. Effectivement, la critique de la connaissance comme représentation est une caractéristique du pragmatisme. La connaissance ne doit pas être pensée comme la production d'une peinture de la réalité. Connaître, ce n'est pas représenter, connaître c'est faire. Cette critique de la représentation au nom de l'action, on la trouve avant même le pragmatisme philosophique chez Vico. Pour ce dernier, on ne connaît bien que ce que l'on fait.

Cette approche conduit dans les sciences sociales contemporaines au constructivisme: toute connaissance n'est pas une simple copie de la réalité, mais une construction.

 

Néanmoins, cette critique de la représentation ne trouve pas seulement à s'exprimer dans le domaine politique et en théorie de la connaissance, mais également en art. La production artistique n'est pas une simple représentation, imitation de la réalité. Elle ne vise pas à créer l'illusion de la réalité: elle n'est pas une simple fiction comme la représentation politique. L'oeuvre artistique n'est pas une représentation, elle est une création originale.

Mais critiquer la représentation en art, par exemple au théâtre, c'est remettre en cause le dispositif même de la représentation. Ce dernier implique l'existence de ce qui est représenté et d'un spectateur passif qui regarde la représentation. Or c'est justement ce dispositif qu'une guérilla artistique peut se donner le rôle de remettre en question.

Ce fut ainsi le cas par exemple avec le théatre de l'opprimé d'Augusto Boal. Le théatre forum, par exemple, implique des formes participatives avec les spectateurs. Il s'agit de produire un processus de conscientisation, non pas par la réception passive d'un message, mais par l'implication dans une situation. Le spectateur n'assiste pas à une représentation. Il participe à expérimenter des pistes visant à remettre en cause des situations d'oppression. Il s'agit alors de préparer et d'inciter à l'action.

 

8) La culture consommée: Guerilla artistique et récupération de la critique artiste

 

La création de formes de guérilla artistique pose le problème de leurs liens avec la guérilla sociale avec d'autant plus d'acuité que des travaux ont souligné les risques de récupération des guérillas artistiques par le capitalisme. C'est par exemple le cas de: Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello, mais également de La révolte consommée – Le mythe de la contre-culture – par Joseph Heath et Andrew Potter.

 

Sur ces formes de récupération, il est possible de signaler par exemple les liens entre le guérilla marketing et le street art à travers le street marketing. Ainsi le guérilla marketing utilise des techniques issues du street art pour faire la promotion de produits commerciaux: par exemple avec le recours à des pochoirs. C'est en particulier dans les domaines les plus créatifs de la production capitaliste que les liens entre critique artistique et promotion capitaliste sont les plus étroits comme dans la publicité.

 

Il est possible de se demander si un rapport pragmatique à l'action – soucieux de la situation hic et nunc – ne favorise pas en outre une telle récupération.

Il s'agit alors de se demander si une pratique radicalement pragmatique est capable de donner de produire des pistes visant à résister à la déconnexion de la critique artiste et de la critique sociale.

Il est sans doute de ce point de vue important que la critique artiste ne se limite pas aux questions de lutte contre l'aliénation du sujet, mais soit articulé à deux autres dimensions:

• il faut que l'émancipation individuelle soit pensée dans le cadre d'une émancipation collective sinon elle risque de se trouvée réduite à un acte de consommation individuelle.

• Il faut que l'émancipation des subjectivités soit articulée à des revendications d'ordre économiques et sociales.

 

Conclusion:

 

Je vais en conclusion reprendre les principaux points que j'ai développé dans cette présentation:

1) La notion de guérilla artistique et sociale suppose de penser l'action militante comme une guerre et implique du sociologie des rapports sociaux.

La société est traversée par des rapports sociaux conflictuels. La guérilla constitue une forme d'action qui est pertinente dans les situations où le rapport de force se présente comme inégalitaire.

2) La notion de guérilla artistique est à comprendre par rapport à l'existence d'un triple niveaux des rapports sociaux: économique, politique et culturel. Il y a donc une guérilla artistique qui peut être menée, comme il y a une guérilla sociale

3) Pour analyser les modalités que peuvent prendre une guérilla artistique, il m'a semblé intéressant de faire un détour par la guérilla sociale telle qu'elle a été mise en pratique par les SR et de montrer comment elle y est conçue de manière pragmatique

4) La guérilla militante prend comme point de départ l'action directe et non pas la théorie révolutionnaire: c'est pourquoi elle est pragmatiste. Toute action humaine est pensée comme force de travail. L'activité de l'artiste est un travail comme celui de l'ouvrier.

5) Elle ne s'appuie pas sur une science de l'histoire. Mais elle consiste à expérimenter des hypothèses qui supposent l'intervention de l'imagination créatrice. La création artistique vise à créer l’événement.

6) Ces hypothèses articulent une transformation révolutionnaire et une recherche d'amélioration immédiates. Par conséquent, les hypothèses d'un horizon révolutionnaire apparaissent comme des instruments pour transformer la réalité immédiatement et pour orienter cette transformation.

7) Une des formes de l'action de création artistique joue sur le création d'une situation ridicule liée à l'écart entre le monde de la vie et les règles technocratiques.

8) La mise en avant de l'action directe suppose une remise en cause du paradigme de la représentation. La guérilla artistique remet en question la forme de la représentation artistique. L'art n'est pas une représentation de la réalité, mais une création. La guérilla ne vise pas à mettre en place la forme de la représentation, mais à impliquer le spectateur.

9) Un des risques se trouve dans la déconnexion entre critique artiste et critique sociale. La critique artiste doit se donner les moyens de résister à sa récupération par le capitalisme. Pour cela, il faut que la critique artiste soit pensée: a) comme une co-implication de l'émancipation individuelle et collective b) que la critique de l'oppression soit indissociable de la critique économique.