Ce texte vise à proposer quelques pistes pour tenter de sortir de certaines des impasses dans lesquelles s'enferment la réflexion et l'action militante à l'heure actuelle, en particulier dans la sphère libertaire.
1) De quelques hypothèses de départ
a) L'individualité comme processus social contre l'individu abstrait libéral
Il me semble important pour éviter un certain nombre de faux débats dans lesquels s'enferment le milieu militant actuel tout d'abord de revenir à une hypothèse d'analyse qui soit sociale et non pas abstraite. En effet, nombre de positions ont tendance à appréhender les problèmes qui se posent aux militants comme s'il agissait de questions relevant d'individus abstraits disposant d'une liberté détachée de tout contexte social.
La conception qui consiste à faire de l'individu un être dont la liberté pré-existerait aux conditions sociales est une vision issue du libéralisme politique, mais elle n'est en aucun cas celle de la tradition libertaire. Pour les penseurs de la tradition anarchiste sociale (Proudhon, Bakounine ou Kropotkine) l'être humain ne pré-existe pas à la société, il est toujours un être social. Il ne peut donc réaliser sa liberté que dans la société et par l'intermédiaire d'autrui. L'homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec son semblable nous dit Proudhon. Ou encore, la liberté d'autrui augmente la mienne infiniment ajoute Bakounine.
Il n'y a pas contrairement à ce que disent les penseurs de la tradition libérale de liberté naturelle dont la vie en société serait la limitation. Au contraire, les relations de solidarité que j'établis avec autrui sont les conditions de possibilité d'augmentation de mon pouvoir d'agir et donc de ma liberté. Ainsi, si je veux construire une maison : je suis plus puissant en m'associant avec autrui que seul. Autrui constitue donc bien alors non une limitation à ma liberté, mais au contraire une augmentation de celle-ci.
Il arrive parfois que les personnes qui mettent en avant le libre-choix des individus abstraits tiennent en même temps, paradoxalement, des thèses mécanistes qui les conduisent à affirmer qu'à une condition sociale correspond une seule position subjective. Or, le lien entre condition sociale et subjectivité n'est pas aussi mécanique : il existe bien souvent une pluralité de positions subjectives relativement à une même condition sociale objective. Toutes les prostituées ne sont pas pour la réglementation de prostitution (Strass) ou pour l'abolition ( Survivantes). Toutes les jeunes filles d'origine maghrébine ne sont pas opposées au port du voile (Ni putes, ni soumises), ou défendent le droit de porter le voile (féministes indigènes)...
C'est pourquoi lorsqu'on analyse une situation sociale, il n'est pas possible d'en rester à la pluralité des points de vue individuel et qu'il faut faire intervenir l'hypothèse matérialiste.
b) L'hypothèse matérialiste
L'hypothèse matérialiste consiste par commencer à se demander lorsqu'on analyse une situation d'oppression quelles sont les rapports d'inégalité économique qui la traverse. Si on oublie de se demander dans quelle situation d'inégalité économique se situe les acteurs ou les actrices, on risque de prendre pour un choix libre ce qui peut être en grande partie la conséquence d'une inégalité sociale.
En outre, l'usage de l'hypothèse matérialiste permet de donner une cohérence de base à l'ensemble des analyses. Cela ne signifie pas que tout se réduit au capitalisme : il existe d'autres rapports sociaux d'oppression, mais ils peuvent être également analysés à partir de l'étude des inégalités économiques qui les traversent. Cela ne signifie pas non plus que toutes les dimensions de ces oppressions sont réductibles à de l'économique, mais il s'agit de se demander si elles ne peuvent pas être analysées également comme possédant une dimension économique.
c) Tenir ensemble la lutte contre l'ensemble des oppressions
Le corollaire du manque de cohérence dans les analyses se traduit par l'abandon de la lutte contre toutes les oppressions au profit d'une oppression jugée dans l'immédiat ou dans l'absolu plus fondamentale. Il s'agit ainsi par exemple d'abandonner le féminisme, la lutte contre l'homophobie ou la critique religieuse au nom de l'anti-racisme ou à l'inverse au nom des autres d'abandonner la lutte contre le racisme. Or, il s'agit au contraire d'être capable de tenir ensemble, sur un même plan, l'ensemble de ces luttes. Il s'agit donc de garder comme horizon l'objectif d'une transformation globale.
d) La continuité de l'amélioration pragmatique avec une transformation globale
Alors qu'au nom de la révolution ou de grands principes moraux, certains refusent toutes les améliorations immédiates, d'autres se précipitent dans des revendications sans s'interroger sur les conséquences que celles-ci peuvent avoir. Là encore, il semble important de garder l'horizon d'une transformation globale qui permette de penser l'élaboration de revendications immédiates comme des hypothèses nous orientant vers une transformation sociale générale, une révolution d'ensemble.
2) De quelques exemples illustrant les impasses actuelles
Il est possible de montrer que nombre des controverses actuelles au sein de la gauche radicale proviennent de l'abandon par certains de ces hypothèses qui permettent d'orienter clairement ce qui constitue une analyse radicalement de gauche.
a) La question religieuse
Il existe une tendance actuelle à confondre la religion et une philosophie individuelle. La religion n'est pas un fait individuel, mais collectif. C'est ce qui la différencie d'une philosophie individuelle ou une recherche de “spiritualité”. La religion est un fait social qui organise selon des règles communes la vie d'un groupe de personnes qui se reconnaissent comme membre de cette communauté (église, oumma...).
Le second point, c'est que la religion si on adopte une approche matérialiste, doit être analysée en termes de rapports sociaux. Il s'agit alors de se demander quelles sont les rapports d'inégalité économique qui traversent l'organisation religieuse. Les institutions religieuses organisent des circulations économiques monétaires qui leur permettent de capter des fonds et leur confère un pouvoir économique.
Les phénomènes religieux ne peuvent donc être analysés simplement en termes de choix individuelles libres, en termes de liberté d'expression et d'opinion religieuse. En faisant cela, on en reste à une analyse libérale de la religion. La notion libérale de tolérance est insuffisante pour servir de point d'appui à une analyse politique : se contenterait-t-on par exemple en matière de racisme de parler de liberté d'expression et de tolérance ?
b) La précarité du travail
Les mêmes discours sur la liberté individuelle se font entendre lorsqu'il s'agit de la précarité du travail. Certains se sont ainsi fait les champions de la défense de la précarité comme choix. D'autres défendent, au nom de l'émancipation individuelle, le refus du travail salarié. Les deux prônent des formes de revenus garantis, mais sans que l'origine de ce revenu ne soit toujours clairement explicité.
Penser que la question de la précarité du travail puisse se réduire à des questions de choix individuels, c'est là encore faire abstraction de l'inégalité sociale économique qui peut intervenir dans les choix personnels. Réduire la question du travail au travail salarié, c'est risquer d'invisibiliser d'autres formes d'exploitation du travail comme celle qui se produit dans le cadre de l'espace domestique à travers le travail gratuit des femmes. La continuité du revenu peut être certes une revendication défendable, mais elle ne peut se faire sans une réflexion sur la question de la répartition capital/ travail, c'est-à-dire sur le fait que tout revenu proviendrait en définitif du travail et que toute revendication devrait conduire à changer la répartition capital/travail au profit de ce dernier.
c) Travail et sexualité
Certains défendent également la position selon laquelle la vente de services sexuels pourrait être analysé simplement en termes de libre-choix individuels. Se trouve alors invisibilisé le fait qu'un contrat marchand supposant un échange monétaire dans le cadre d'une analyse matérialiste ne peut dans une société, où existe une inégalité sociale économique, être perçu comme un contrat entre partenaires libres et égaux. On ne voit pas pourquoi le contrat prostitutionnel serait un échange libre et égal à la différence du contrat de travail entre employeur et salariés.
De mêmes, certains au nom d’un pragmatisme immédiat défendent la reconnaissance d'un statut professionnel de prostitué(e)s sans se demander s'il est souhaitable que les revendications que porte le mouvement social visent à accentuer la captation des relations sexuelles par l'économie marchande capitaliste.
d) Le mariage pour tous
L'élargissement du contrat de mariage aux couples de même sexe comme marque d'égalité pose les mêmes difficultés que la reconnaissance du contrat prostitutionnel. En effet, le féminisme matérialiste et le lesbianisme politique n'ont jamais analysé le contrat de mariage comme une relation égalitaire, mais au contraire comme une expression des rapports sociaux de sexe et de l'exploitation des femmes. Le contrat de mariage doit là encore être analysé sous un angle matérialiste. Si l'on adopte cette focale, il est alors visible qu'il a eu et a encore pour fonction sociale l'organisation de la constitution d'un patrimoine et sa transmission.
3) Revendiquer des droits sociaux égaux pour tous les individus
Il est étonnant qu'aujourd'hui un certain nombre de personnes qui pensent être de gauche et libertaires défendent des revendications qui semblent bien plus s'inscrire dans la tradition politique libérale que socialiste libertaire. Se trouve ainsi défendu la liberté de porter le voile, mais abandonnée toute critique de la religion comme fait social politique et économique. On revendique un revenu garanti sans interroger son lien avec le travail et la répartition capital/travail. Nombre de revendications semblent conduire à défendre la liberté d'auto-entreprise : le précaire comme auto-entrepreneur de lui même, la prostituée comme auto-entrepreneuse...
Il apparaît alors urgent d'identifier ce qui peut constituer aujourd'hui une revendication sociale et libertaire susceptible de faire avancer la transformation vers une société d'individus libres et égaux.
Lorsque l'on effectue le tour d'horizon des cas qui ont été évoqués ci-dessous, il est nécessaire de remarquer que sur l'ensemble de ces questions, il existe une revendication commune. Il s'agit de celle consistant à défendre des droits sociaux attachés aux individus et financés par le capital (pris sur les cotisations patronales ou les dividendes versés aux actionnaires). Il est absolument nécessaire pour permettre d'assurer les conditions de possibilité d'un choix individuel libre que soit éliminé la précarité économique. Il ne s'agit donc pas de revendiquer le droit à un statut de prostitué, à un contrat de mariage...Il s'agit de revendiquer des droits sociaux qui donnent les moyens économiques à chacun d'échapper à la précarité économique. Il s'agit ainsi de détacher les droits sociaux de la relation contractuelle avec un patron. Il s'agit également de donner les moyens à chacun de ne pas être contraint de se prostituer s'il ne le désire pas, de ne pas se marier uniquement par intérêt économique (transmission des biens entre époux …), de ne pas faire de la religion (mais aussi des idéologies d'extrême droite) le soupir de la créature opprimée (Marx)... En définitif, une telle revendication permet d'unifier les revendications et les conditions sociales des individus vers plus d'égalité et justice sociale. Elle permet en outre de lutter contre l'exploitation du travail et l'extraction de la plus-value en en récupérant une partie et en jouant sur une meilleurs répartition capital/travail en attendant que le rapport de force permette l'abolition des classes sociales.
Écrire commentaire