B- L'anti-intellectualisme philosophique
L'anti-intellectualisme, dans son sens militant, on l'a donc vu, est une notion complexe qui recouvre plusieurs aspects qui sont liés. Mais ce terme renvoie également à une conceptualisation chez les philosophes de la nouvelle école que je vais expliciter. Une des références importante de Georges Sorel et d'Edouard Berth est Henri Bergson. Dans un second temps, ces auteurs intégreront également des influences issues du pragmatisme philosophique de William James. Or la pensée de Bergson et le pragmatisme philosophique sont présentés au début du XXe siècle comme des anti-intellectualismes. Ils sont vus comme s'opposant au courant dominant de la philosophie française du jugement, issue de Descartes, qui est une forme d'idéalisme rationaliste.
En ce qui concerne le pragmatisme philosophique, le qualificatif d'anti-intellecutalisme tient au fait que la vérité n'est pas établie par une réflexion intellectuelle mais par l'action, à partir des conséquences pratiques. Dans le cas de Bergson, cela est lié à sa critique du langage et du concept comme ne pouvant pas rendre compte de la réalité en soi. Il oppose alors l'intelligence rationnelle et la vie, l'intelligence rationnelle et le mouvement...
Les philosophes de la nouvelle école, dans leurs controverses avec les autres penseurs socialistes, leur reprochent de se centrer sur les structures sociales et pas assez sur les mouvements sociaux. Ils leur dénient la prétention à déduire de manière scientiste les mouvements sociaux de la structure sociale. Au contraire, les philosophes de la nouvelle école reprennent à Bergson la thèse selon laquelle les mouvements sociaux échappent à une réduction rationaliste. La science historique ne peut pas prévoir le devenir car l'organisation causale des événements est une reconstruction a posteriori d'un mouvement imprévisible. Il y a dans l'histoire de l'« imprévisible création de nouveauté », affirment aussi bien Bergson que Sorel. L'histoire implique une philosophie de l'événement. L'action militante a alors pour fonction de tenter de provoquer cette création d'imprévisible nouveauté dont la forme politique la plus radicale est la rupture révolutionnaire.
Cela étant posé, je vais expliciter les relations que les militants et les intellectuels entretiennent dans le syndicalisme révolutionnaire la fonction qui est celle des intellectuels.
II- Une autre relation entre militants et intellectuels
Les intellectuels syndicalistes révolutionnaires développent deux rôles dans leur relation avec les militants. Celle-ci peut être perçue comme une relation de continuité, et non de rupture, entre les deux types d'activité, mais en même temps chacun préserve son autonomie.
A- Des sociologues des mouvements sociaux
La fonction des intellectuels auprès des militants ne doit pas être, comme on l'a vu, celle de théoriciens politiques qui, à l'aide de prévisions scientifiques, orientent l'action des militants.
Les philosophes de la nouvelle école renversent le rapport des intellectuels aux mouvements sociaux : « Un pas décisif fut fait vers la réforme lorsque ceux des marxistes qui aspiraient à penser librement, se furent mis à étudier le mouvement syndical ; ils découvrirent que « les purs syndicaux ont plus à nous apprendre qu'ils n'ont à apprendre de nous »[8]. Les philosophes de la nouvelle école doivent être tout d'abord des sociologues des mouvements sociaux, mais pas au sens de Durkheim, que Sorel critique abondamment. Ils ne doivent pas chercher à expliquer les événements, à les réduire à des faits sociaux que l'on expliqueraient comme des choses inertes.
Faire une sociologie des mouvements sociaux implique pour Sorel de renouveler les codes de l'écriture scientifique en s'inspirant de la littérature, comme Bergson renouvelle l'écriture philosophique par la littérature : « Les écrivains qui ne font pas dogmatiquement de la sociologie se sont souvent mieux rendu compte de cette situation que les professionnels: ils n’ont pas en effet la prétention d’expliquer, d’une manière discursive, les phénomènes; ils cherchent surtout à faire sentir la vie dans les évènements et ils insistent beaucoup (trop parfois peut-être) sur les courants d’opinion, les centres d’excitation révolutionnaires, les sociétés politiques. Sans avoir de principes philosophiques arrêtés, ils disent ce qui les frappe: et ce qui est frappant dans le milieu humain est ce qui humain, c’est-à-dire l’action considérée dans l’agent”[9].
Une écriture plus littéraire permet selon Sorel de mieux saisir le mouvement de la vie sociale et humaine. Il s'agit ainsi de donner une place au récit historique avec ses acteurs collectifs et ses événements.
B- Lutte des classes sociale et lutte des classes dans la théorie
Les militants et les intellectuels critiques agissent en parallèle à deux niveaux différents des rapports sociaux de classe. En effet, Edouard Berth, dans son ouvrage Les méfaits des intellectuels, met en valeur l'existence, dans le rapport social qui oppose les travailleurs et les capitalistes, de trois niveaux : le premier oppose les travailleurs aux marchands, le second les militants syndicalistes révolutionnaires aux hommes politiques, le troisième les intellectuels universitaires aux philosophes de la nouvelle école.
Les marchands et les intellectuels constituent deux fractions de classe qui tentent chacune d'orienter le pouvoir de l'Etat et l'action des hommes politiques. Ce qui définit alors les intellectuels, c'est leur tentative de guider l'action politique : soit celle de l'Etat, soit celle des militants ouvriers.
Pour les philosophes de la nouvelle école, les militants syndicalistes et les philosophes syndicalistes mènent une lutte des classes, mais chacun à un niveau différent du rapport social. Les militants syndicalistes mènent la guerre sociale par la grève dans les usines. Les philosophes syndicalistes mènent la lutte des classes dans la théorie contre les intellectuels bourgeois et de manière générale contre les intellectuels de parti. Dans un vocabulaire gramscien, on pourrait dire que les philosophes syndicalistes mènent une lutte contre l'hégémonie culturelle des intellectuels qui défendent le capitalisme et/ou l'étatisme.
Ce qui assure la continuité entre les deux niveaux de la lutte des classes, c'est que les philosophes syndicalistes appuient leur argumentation sur une étude de la pratique des mouvements sociaux. Ils en produisent la philosophie a posteriori. Il y a donc une continuité entre sociologie et philosophie des mouvements sociaux.
Ce qui distingue la théorisation des militants et celle des philosophes syndicalistes, c'est qu'elles ne se situent pas au même niveau d'abstraction. Les militants produisent de la théorie politique dont la visée est d'ordre stratégique et tactique : la double besogne, l'action directe, la grève générale expropriatrice... Les philosophes syndicalistes produisent une conceptualisation philosophique de ces notions . La grève générale est ainsi théorisée par Sorel comme un mythe mobilisateur. Cette conceptualisation possède un objectif stratégique : elle vise à mener la bataille des idées dans le champ savant des controverses scientifiques et philosophiques.
Néanmoins, la conceptualisation produite par Sorel ou Berth renouvelle la pensée socialiste de leur époque. Tout d'abord, parce que ces auteurs intègrent à leur pensée des références théoriques novatrices à ce moment : à côté d'auteurs plus classiques comme Proudhon ou Marx, ils s'appuient sur Nietzsche, Bergson ou William James. Ensuite, parce qu'ils renouvellent la pensée politique avec par exemple la conceptualisation de la grève générale comme mythe mobilisateur. L'oeuvre de Sorel est alors abondamment discutée et critiquée dans les revues académiques de philosophie telles que La revue de métaphysique et de morale ou dans des thèses de doctorat.
Conclusion :
Les syndicalistes révolutionnaires ont mis en place un type de rapport entre militants et intellectuels tout à fait particulier. Ils étaient avant tout soucieux de l'autonomie du mouvement ouvrier et de sa capacité d'auto-émancipation. Ils craignaient que la présence d'intellectuels au sein du mouvement ouvrier ne conduise à une division du travail militant entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent.
Ils défendaient contre cela deux options. La première consiste dans l'auto-éducation collective des ouvriers. La seconde tient dans le fait que les stratégies et les tactiques du mouvement ouvrier doivent être issues de la pratique et donc être produites par des praticiens-théoriciens.
Néanmoins, cela ne signifie pas que les intellectuels n'ont aucun rôle à jouer dans le mouvement ouvrier. Ils sont en particulier chargés de mener la lutte des classes dans le champ savant. Cette lutte s'effectue en partant de l'observation des pratiques militantes et des mouvements sociaux.
Ainsi, militantisme de terrain et production des intellectuels critiques, tout en entretenant des continuités, préservent chacune leur autonomie. Cela ne signifie pas cependant que des intellectuels ne peuvent pas être également militants, mais qu'ils ne peuvent pas se prévaloir de leur compétence scientifique pour exiger une légitimité politique supérieure aux autres militants.
[1] Après 1910, les philosophes de la nouvelle école abandonnent le syndicalisme révolutionnaire. Certains par la suite opèrent des rapprochements avec l'extrême droite. Il serait néanmoins contestable de relire l'intégralité de leur trajectoire à la lumière de leurs options politiques plus tardives.
[2] Ansart Pierre, Naissance de l'anarchisme, Paris, PUF, 1970.
[3] Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, Bruxelles, Office de publicité, 1860, p.78.
[4] Pouget Emile, L'action directe (1910). Disponible sur :http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Pouget_L_action_directe.pdf
[5] Irène Pereira, « Une philosophie de l'action directe en pédagogie ? Le tâtonnement expérimental » (2013). Disponible sur :http://www.questionsdeclasses.org/?Une-philosophie-de-l-action
[6] Chambat Grégory, « Instruire pour révolter » - Fernand Pelloutier et l'éducation, Paris, CNT- Région parisienne, 2001.
[7] Georges Sorel et Michel Prat « Les intellectuels contre les ouvriers (1910) », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1/2006 (n° 24), p. 153-169.
[8] Sorel Georges, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, 1908, p.174.
[9] Sorel Georges, “Les théories de M. Durkheim”, Le devenir social, n°1, avril 1895, p.1-26.
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