Engels s’oppose à Bakounine dans deux articles (dont l'un est co-signé avec Marx). Sont présentées ci-dessous les critiques d’Engel et ce qui, dans les prises de positions de Bakounine, peut constituer des réponses à ces objections.
A- L'indifférentisme politique
Bakounine, contrairement à Marx, refuse d'organiser l'AIT sur la base d'une théorie politique commune et, en définitive, dans un parti politique. Or Marx, au contraire, encourage les ouvriers à se doter d’une représentation politique. C’est d’ailleurs bien ce que Marx et Engels reprochent à Bakounine et à ses partisans dans « De l’indifférence en matière politique » (1873) : « Le maître [Proudhon] prêchait l’indifférence en matière économique pour mettre à l’abri la liberté ou concurrence bourgeoise. […] Les disciples prêchent l’indifférence en matière politique pour mettre à l’abri la liberté bourgeoise ».
En effet, selon Bakounine, s'il ne s'agit donc pas d'avoir recours à des représentants pour régler la question sociale et s'il ne s'agit pas non plus de se servir de l'appareil d'Etat pour transformer l'organisation économique de cette société, le mouvement ouvrier ne doit pas se développer sous la forme d'un parti politique. Il ne doit pas chercher à conquérir le pouvoir politique, que ce soit par les urnes ou par la prise de l'appareil d'Etat. Il s'ensuit que les ouvriers n'ont pas besoin de s'organiser autour d'une théorie politique commune, fût-elle scientifique, mais sur la base d'une unité économique de classe. Ils peuvent donc professer et adhérer à des théories politiques différentes.
Il s'agit donc de positions très proches de la stratégie que développèrent par la suite les syndicalistes révolutionnaires. Ainsi Jean-Christophe Angaut, dans l'article qu'il consacre au Conflit Marx-Bakounine dans la Première Internationale écrit : « Plutôt que d’indifférentisme politique, il faudrait parler à son propos de résorption de la politique dans l’action syndicale, ce en quoi les écrits de Bakounine sur l’Internationale constituent l’amorce d’une tradition anarcho-syndicaliste dont la charte d’Amiens, en France, sera partiellement la continuation ».
La position de Bakounine et des fédérations dont il relaie les positions inaugure une doctrine que l'on pourrait certes qualifier de politique, mais qui a l'originalité paradoxale de prôner l'indifférence idéologique à l'action politique comme doctrine pour réaliser la révolution sociale. Pour cela, la recherche pragmatique de l'unité stratégique d'action suppose de reléguer au second plan les conflits idéologiques. Ainsi Bakounine écrit-il :
« 1° Que l’Internationale n’a pu se développer et s’étendre d’une manière aussi merveilleuse que parce qu’elle a éliminé de son programme officiel et obligatoire toutes les questions politiques et philosophiques ; et 2° qu’elle n’a pu le faire que parce que, fondée principalement sur la liberté des sections et des fédérations, elle avait été privée de tous les bienfaits d’un gouvernement centralisateur, capable de diriger, c’est-à-dire d’empêcher et de paralyser, son développement » (Bakounine, Extrait d’un Fragment de L'empire Knouto-germanique).
Ainsi il ne peut y avoir de parti politique qui centralise la stratégie de l'action révolutionnaire, comme il ne peut pas y avoir d'Etat qui centralise le pouvoir politique car il ne peut pas y avoir une théorie scientifique de la politique qui guiderait et justifierait l'action de ces deux entités.
B- Le rapport à l'autorité
Bakounine reprend à Proudhon la critique du principe d'autorité, qui est une constante des théoriciens anarchistes. Le principe d'autorité est ce qui organise, selon Proudhon, à la fois le pouvoir patriarcal, le pouvoir théologique et l'Etat. Ainsi Bakounine écrit par exemple dans un texte intitulé « Catéchisme révolutionnaire » (1865) :
« Exclusion absolue de tout principe d'autorité et de raison d'État. La société humaine ayant été primitivement un fait naturel, antérieur à la liberté et au réveil de l'humaine pensée, devenue plus tard un fait religieux, organisé selon le principe de l'autorité divine et humaine, doit se reconstituer aujourd'hui sur la base de la liberté, qui doit devenir désormais le seul principe constitutif de son organisation politique aussi bien qu'économique. L'ordre dans la société doit être la résultante du plus grand développement possible de toutes les libertés locales, collectives et individuelles ».
Cette critique du principe d'autorité est vilipendée par Engels dans un article intitulé « De l'autorité » :
« Partout, l'action combinée et l'enchaînement d'activités et de procédés dépendant les uns des autres se substituent à l'action indépendante des individus isolés. Mais qui dit action combinée dit aussi organisation. Or, est-il possible d'avoir une organisation sans autorité ? […] Qu'elles soient réglées par un délégué qui est à la tête de chaque secteur d'activité ou par une décision de la majorité, si c'est possible, il n'en demeure pas moins que la volonté de chacun devra s'y soumettre. Autrement dit, les questions seront résolues par voie autoritaire. […] Nulle part la nécessité de l'autorité et d'une autorité absolue n'est plus impérieuse que sur un navire en pleine mer. Là, à l'heure du péril, la vie de tous dépend de l'obéissance instantanée et fidèle de tous à la volonté d'un seul. […] Si les autonomistes se contentaient de dire que l'organisation sociale de l'avenir ne tolérera l'autorité que dans les limites qui lui sont tracées par les conditions mêmes de la production, nous pourrions nous entendre avec eux.[...] Pourquoi les anti-autoritaires ne se bornent-ils pas à crier contre l'autorité politique, l'État ? Tous les socialistes sont d'accord sur le fait que l'État politique et, avec lui, l'autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future, autrement dit que les fonctions publiques perdront leur caractère ».
En réalité, la position de Bakounine consiste à distinguer deux formes d'autorité : l'autorité politique et la compétence. Il admet la compétence sur les matières techniques et scientifiques, mais il la refuse dans le domaine politique qui ne repose pas sur une connaissance scientifique. En outre, même dans les questions reposant sur une compétence technique, il refuse d’abdiquer son esprit critique et recommande la confrontation des experts :
«S'ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu'il s'agit de bottes, j'en réfère à l'autorité du cordonnier ; s'il s'agit d'une maison, d'un canal ou d'un chemin de fer, je consulte celle de l'architecte ou de l'ingénieur. Pour telle science spéciale, je m'adresse à tel savant. Mais je ne m'en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l'architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j'en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d'autorité infaillible, même dans les questions toutes spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l'honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n'ai de foi absolue en personne. »
Bakounine reconnaît l'autorité de la science et la compétence technique, mais ce qu'il refuse, c'est un gouvernement des scientifiques et des techniciens, un gouvernement de professionnels de la politique :
« Mais tout en repoussant l'autorité absolue, universelle et infaillible des hommes de la science, nous nous inclinons volontiers devant l'autorité respectable, mais relative et très passagère, très restreinte, des représentants des sciences spéciales, ne demandant pas mieux que de les consulter tour à tour ».
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