Capacités de raisonnement et réussite scolaire

 

 

Les travaux qui mettent en avant l’existence d’un tiers d’échec scolaire chez les élèves intellectuellement précoces (EIP) reposent sur un présupposé normatif implicite discutable: celui de la prédictibilité de la réussite scolaire à partir d’une intelligence abstraite de raisonnement.

 

La notion d’individu à “haut potentiel intellectuel” laisse supposer qu’il existerait une capacité de raisonnement abstrait stable (facteur G) chez un individu, qui constituerait l’intelligence. Cette capacité de raisonnement devrait être à la base de la réussite scolaire. L’échec des EIP serait imputable à l’école, qui inhiberait le potentiel des élèves et les empêcheraient ainsi de réussir.

 

Ces positions reposent sur des présupposés idéologiquement discutables:

 

1) Le premier présupposé, qui ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique, repose sur le fait que les capacités de raisonnement abstrait constitueraient chez l’individu un potentiel donné une fois pour toutes.

A cette thèse s’opposent les théories de l’éducabilité cognitive, reposant par exemple sur des programmes d’enrichissement cognitif dont les versions les plus récentes prennent appui sur la plasticité neuronale.

 

2) Le second présupposé discutable tient au fait que la réussite scolaire serait corrélée aux capacités de raisonnement abstrait.

Or les travaux d’Alain Lieury ont établi plutôt l’existence d’une corrélation entre mémoire sémantique et réussite scolaire. Si c’est sur la mémoire sémantique plutôt que sur les capacités de raisonnement que repose la réussite scolaire, il apparait alors plus compréhensible que des élèves ayant des fortes capacités de raisonnement puissent être en échec scolaire.

Néanmoins, ce qui apparait également étonnant, c’est que, lorsque l’on regarde les sous-tests les mieux réussis par les élèves déclarés EIP, figurent avant tout les tests dits de raisonnement verbale: test des similitudes, de compréhension, d’information et de vocabulaire. Or ce ne sont donc pas en premier les tests de type matrice de raven (raisonnement logique) qui sont les plus souvent le mieux réussis par les élèves déclarés EIP. Ainsi ce ne sont pas les tests d’intelligence fluide (facteur G), mais ceux qui sont les plus proches de l’intelligence sémantique qui sont le mieux réussis par ces sujets.

A cela, il faut ajouter que les tenants de l'existence du haut potentiel intellectuel, mettent en avant l'existence de dysynchronie qui conduirait à une moindre réussite des élèves EIP sur les sous-tests supposant une habilité motrice. 

Il est interessant de mettre ces éléments en lien avec d'autres faits. Tout d'abord, le fait que les EIP sont surtout des garçons issus des familles de cadres et professions intellectuelles supérieures (voir Wilfried Ligner, La petite noblesse de l'intelligence).

Ensuite, les travaux qui montrent que dès avant le CP et durant l'école primaire, l'inégalité sociale se traduit en inégalité scolaire par des différences de niveau surtout dans la maîtrise du langage et des repères spaciaux et temporels.

Les élèves des milieux défavorisés réussissent mieux les sous-tests de QI demandant une aptitude motrice. On retrouve à travers la théorie de la dysynchronie la valorisation de l'intellectuel au détriment du manuel. 

 

 

3) La présupposition que les réussites scolaire et ultérieure sont liées avant tout au potentiel de raisonnement abstrait apparait également discutable à un troisième niveau.

Le psychologue Joseph Renzulli, dans ses travaux, s’est intéressé non pas au potentiel, mais au talent. Cette dernière notion est centrée sur la performance effectivement réalisée. Selon le modèle des trois anneaux, la personnalité talentueuse implique trois dimensions: les capacités cognitives (raisonnement et compréhension), l’engagement dans la tâche (enthousiasme, détermination, concentration…) et la créativité.

Si on se réfère à l’étude d’Ann Roe, The making of a scientist, les scientifiques qu’elle avait étudiés ne se caractérisaient pas par une capacité élevée de raisonnement général abstrait. Dans la plupart des disciplines, ce qui domine, ce sont les capacités de raisonnement verbal.

Cette dimension pourrait être concordante avec les travaux d’Alain Lieury: ceux qui deviennent des scientifiques ont généralement été des élèves en situation de réussite scolaire, or la réussite scolaire est plutôt corrélée avec la mémoire sémantique.

Le second point que met en relief Ann Roe dans son étude porte sur le rapport des scientifiques à leurs objets de recherche: l’intérêt et le plaisir qu’ils portent à ce qu’ils font, le temps qu’ils passent à y penser… La caractéristique de ces personnalités ne semble donc pas tant tenir à leurs capacités abstraites de raisonnement, mais à leur engagement dans la tâche. Leur rapport au savoir est dominé par une forte motivation intrinsèque.

 

Conclusion:

Il est alors possible d’émettre l’hypothèse que la réussite scolaire ne tient pas avant tout dans un potentiel donné lié à des capacités abstraites de raisonnement (facteur G ou intelligence fluide), mais que deux autres facteurs seraient plus importants: la mémoire sémantique (intelligence cristallisée) et l’engagement dans la tâche.

Il est possible de considérer l'idéologie du haut potentiel intellectuel comme la naturalisation de différences sociales sous couvert d'aptitudes innées. Ces aptitudes qui sont l'effet de différences de socialisation apparaissent comme des facilités. Les enseignants sont alors propre à valoriser l'élève qui a des facilité, même s'il ne travaille pas, au détriment de l'élève besogneux. Sont ici reconduits les logiques bien décrites par Bourdieu sous le vocable de la grace.

Enfin, il est possible de montrer la congruence entre les notions de la psychologie scolaire de motivation, de haut potentiel et de talent d'une part et le vocabulaire du management qui recherche à motiver des hauts potentiels pour en faire des talents performants. Ce qui est en jeu dans les deux cas, c'est l'idéologie de la réussite qu'elle soit scolaire ou professionnelle. La psychologie s'accorde avec l'approche individualisante du management.