La notion de « libertaire » est apparue la première fois en 1857 sous la plume de l'anarchiste Joseph Déjacque dans une lettre qu'il adresse à Pierre-Joseph Proudhon pour lui reprocher de ne pas soutenir l'émancipation des femmes: « Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l'homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronnie du mâle sur la vassale femelle »2. La notion de libertaire devient alors synonyme d'anarchiste. Elle est substituée bien souvent à ce terme au moment de la promulgation des lois scélérates (1893-1894) qui interdisent toute propagande anarchiste.
La confusion entre libéral et libertaire3 tend à apparaître dans les années 1960. En effet, à cette époque, aux Etats-Unis, émerge un nouveau courant politique. Ce dernier, que l'on peut qualifier sur le plan économique d'ultra-libéral, adopte le nom de « libertarian ». Il s'agit de se dissocier du terme liberal qui, aux Etats-Unis, désigne ce que nous appellerions aujourd'hui en Europe les sociaux-démocrates. Il n'existe donc pas en anglais, contrairement au français, de distinction lexicale entre « libertaire » et « libertarien ». De fait, en langue anglaise, lorsque l'on souhaite éviter la confusion entre libertariens et libertaires, on utilise pour qualifier ces derniers l'expression de « libertarian socialist » ou de « left libertarianism ». La confusion entre les libertariens et les libertaires a pu être entretenue par deux éléments. Tout d'abord, le fait que pendant une courte durée, dans les années soixante, les libertariens s'allient avec la nouvelle gauche4. Le second point tient au fait que les libertariens revendiquent l'héritage d'auteurs de la tradition anarchiste individualiste tels que Josiah Warren ou Benjamin Tucker. Ce qu'ils gardent de ces auteurs, c'est la mise en avant de la liberté individuelle. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que ceux-ci se considéraient eux-mêmes comme des socialistes et prônaient économiquement le mutuellisme de Pierre-Jospeh Proudhon.
Cette confusion sémantique entre libertariens et libertaires, ou plus largement entre libertaire et libéral, apparaît présente dans de nombreux débats actuels en France. Il serait ainsi possible de voir dans les nouvelles formes de management néolibérales une récupération de la critique libertaire issue de Mai 685. Il serait également possible de noter l'alliance qui s'effectuerait entre pédagogies libertaires, post-soixante huitardes, et managérialisation de l'Education nationale6. La défense des libertés sur Internet, telle que l'incarne par exemple le Parti Pirate, semble également porter la marque de cette difficile distinction entre libertaire et libertarien7. Cette confusion est également présente dans les débats sur le féminisme: ainsi les positions de Marcela Iacub sont qualifiées de « féminisme libertaire » alors que cette dernière n'effectue aucune critique de la marchandisation du corps des femmes - GPA, prostitution - ou des rapports de classes, bien au contraire8. Nombre d'autres positions sont qualifiées de libertaires, comme la légalisation des drogues ou de l'euthanasie, sans que l'on sache en quoi ces positions seraient plus libertaires que libertariennes par exemple.
De son côté, Daniel Cohen-Bendit n'hésite pas à se décrire comme libéral-libertaire. Il présente la genèse de cette formulation de la manière suivante: « Effectivement, libéral libertaire n’est pas né en 1968. En mai, une partie d’entre nous étaient des libertaires. […] Le libéral libertaire, introduisait un retour à la tradition libérale des institutions démocratiques. La lecture des révolutions nous enseignait l’absolue nécessité de défendre une régulation de la société par des institutions démocratiques. […] Là-dessus s’est greffé un débat économique en particulier avec la crise. Entre néolibéralisme et étatisme, c’était la volonté de trouver une troisième voie : non à la dérégulation, non à l’étatisme révolutionnaire, non à l’étatisme économique, oui à l’invention d’autres formes de régulation dans la société »9. Ainsi, la notion ne renvoie pas ici au libertarianisme, mais davantage, semble-t-il, au social-libéralisme10. Il semble que la notion de libertaire tende à devenir le versant sociétal de positions néolibérales, voire ultra-libérales en économie, ou encore, accolée à la notion de libéral, à délimiter cette notion vers un libéralisme économique de centre gauche.
Néanmoins, la confusion qui s'effectue autour de la notion de libertaire ne traverse pas uniquement le spectre économico-politique qui couvre les libertariens, les néo-libéraux et les sociaux-libéraux, mais elle conduit à des interrogations même dans la mouvance libertaire de la gauche radicale actuelle. Ces questions transparaissent dans un texte de janvier 2013 dans lequel le SCALP11 effectue un bilan sur ce qui a conduit à son auto-dissolution: « Aujourd’hui, la globalisation de l’économie, avec sa cohorte de délocalisations et de dumping social, met à mal [les] forme[s] de solidarité: c’est l’individu qui devient seul responsable de sa vie et des risques inhérents à la société, d’où une individualisation accrue des rapports sociaux. […] Les idéologies anarchistes et/ou communistes libertaires, tout comme les mouvements d’émancipation, prônent aussi une forme d’individualisation, afin de permettre à l’individu de s’émanciper de la société. Le danger de cette position est que, si on finit par perdre la notion du collectif au nom de la pureté individuelle, on en revient au modèle libéral que nous combattons. Non sans ambiguïtés, l’individualisation néolibérale est, quelque part, plus favorable aux organisations de base (collectifs, petits groupes) ou libertaires qu’aux structures autoritaires que le mouvement ouvrier classique avait créées »12.
La problématique que je souhaite développer dans cet article est donc la suivante: est-il inhérent à la notion de libertaire de se confondre avec le libéralisme économique ? Les aspirations à la liberté individuelle auxquelles renvoie l'idée libertaire tendent-elles inéluctablement à favoriser le néo-libéralisme ? L'enjeu d'une telle interrogation dépasse celle de la pensée anarchiste. Elle contient un enjeu philosophique et politique plus large. Est-il possible qu'une société puisse tenir ensemble démocratie, libertés individuelles et socialisme ? Est-il nécessaire, comme le soutient par exemple Jean-Claude Michea13, de sacrifier l'individualisme, qui serait une aspiration résolument libérale ? Pour essayer de répondre à cette question, il me semble intéressant de revenir à l'œuvre de Proudhon, étant donné que cet auteur se trouve à la base de la constitution des différentes théories politiques anarchistes. En effet, il est le premier auteur à reprendre positivement cette notion pour qualifier sa vision politique14. Mon interrogation est donc la suivante: est-il possible de trouver chez Proudhon des critères qui permettent de distinguer ce qui est libertaire de ce qui est libéral ou la confusion est-elle déjà inhérente aux écrits de cet auteur ? Si oui, quels sont les critères qui nous permettent de distinguer entre une revendication libertaire et une revendication libérale ? L'objectif de cet article est donc de montrer clairement en quoi la pensée anarchiste de Proudhon se distingue de la tradition libérale à la fois politique et économique.
1 Voir sur le même thème : Jean-Christophe Angaut, « Anarchisme et libéralisme : une démarcation », disponible sur http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/08/25/PDF/LIB_2_03_Angaut.pdf, Dupuis-Déri, Francis. « Anarchisme et libéralisme : réflexions sur la notion de libéral-libertaire » in Benoît Coutu, Hugo Forcier (dir.), Deux faces de Janus : Essais sur le libéralisme et le socialisme, Montréal, Éditions libres du Carré rouge, 2011.
2 Déjacque Joseph, « De l'être humain mâle et femelle », (Lettre à Proudhon du 8 mai 1857). Disponible sur: http://joseph.dejacque.free.fr/ecrits/lettreapjp.htm
3 L'usage ambivalent de la notion de libertaire peut être rapproché de celui de la notion d'empowement : Bacqué Marie-Hélène et Biewener Carole, L'empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte, 2013.
4 Caré Sebastien, « Les racines théoriques du libertarianisme américain », Cités , 2/2011 (n° 46), p. 133-139.
5 Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
6 « Entretien avec Christian Laval », Rue Descartes, n°73, 2012, p.88-102.
7 Eric Zolla a ainsi souligné, dans un mémoire sur Internet et les anarchistes, que les liens effectués entre anarchisme et utopies libertaires sur Internet pouvaient parfois provenir de la confusion sémantique entre libertariens et libertaires. Zolla Eric, Aspects-socio-politiques de l'Internet. Un cas particulier: l'observation de la présence du mouvement anarchiste francophone sur Internet , Mémoire de DEA de sociologie, Dir. M. Guy Lacroix, Université d'Ivry Val d'Essonne, 1998.
8 Iacub Marcela, Qu'avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002.
9 Armanet Max, « Que reste-t-il des libéraux libertaires ? », Libération, 27 mai 2011.
10 Canto-Sperber Monique, Le Socialisme libéral. Une anthologie (Europe-États-Unis), Éditions Esprit, Paris, 2003.
11 Section carrément anti-Le Pen: organisation anti-fachiste radicale appartenant à la mouvance libertaire née en 1984.
12 Disponible sur: http://juralib.noblogs.org/2013/02/14/paris-auto-dissolution-du-scalp-reflex/
13 Michea Jean-Claude, La double pensée – Retour sur la question libérale -, Paris, Flammarion, 2008.
14 Deleplace Marc, L'anarchie de Mably à Proudhon, Lyon, ENS Editions, 2000.
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