L’exigence intellectuelle et scolaire de problématisation

 

L’impératif de problématisation est devenu une exigence scolaire, sans que celle-ci fasse toujours l’objet d’une didactisation claire de la part des enseignants.

 

Une exigence de l’épistémologie contemporaine.

 

Lorsqu’on jette un regard retrospectif sur l’exigence de problématisation, celle-ci apparaît assez récemment, à la croisée des sciences et de la philosophie, en particulier en épistémologie. On peut ainsi signaler plusieurs travaux qui s'intéressent à l’exigence de problématisation au début du XXe siècle:

 

- La formulation d’un problème est une dimension centrale dans la philosophie et la pédagogie du pragmatiste John Dewey: le problème y est conçu en continuité avec les exigences du sens commun et de la pratique de la vie ordinaire. Le problème émerge des situations les plus quotidiennes. Par exemple, un individu qui veut traverser une rivière sans pont se trouve face à un problème qui peut être formulé. L’individu peut donc produire des hypothèses et les expérimenter pour trouver une solution à ce problème. S’il réussi à traverser la rivière, l’hypothèse peut être considérée comme validée.

En pédagogie, la notion de situation-problème - bien qu’elle ne provienne pas directement de la pédagogie de John Dewey - pourrait être analysée comme un prolongement de l’idée de John Dewey selon laquelle la confrontation d’un sujet à une situation peut être génératrice d’une démarche de problématisation.

 

- La notion de problème est également présente dans l’épistémologie de Bachelard comme une exigence du travail scientifique. Néanmoins pour Bachelard, à la différence de Dewey, le problème scientifique est en rupture avec le sens commun et les finalités pratiques. Au contraire, le rationalisme scientifique doit rompre avec le sens commun et surmonter les obstacles épistémologiques liés à celui-ci. La formulation d’un problème scientifique indique la rupture avec l’empirisme, le pragmatisme et les opinions du sens commun.

 

- La notion de problème est également centrale dans l’historiographie de l’Ecole des Annales telle qu’elle est formulée par Lucien Febvre. L’historigoraphie de l’école positiviste ou méthodique adoptait un empirisme méthodologique qui consistait à partir de données archivistiques et de les passer au crible d’une critique interne et externe des sources pour établir des faits historiques. Néanmoins, Lucien Febvre montre comment cette méthodologie est en réalité illusoire: l’historien opère une analyse des archives en fonction d’hypothèses qu’il a formulées auparavant. Il élabore donc des problèmes qui sont la condition de possibilité de l’exploitation des archives.

 

Ainsi, s’il est possible de remarquer que l’exigence de problématisation est une exigence explicite récente (XXe siècle) à la fois présente en sciences, en philosophie et en pédagogie, cet impératif méthodologique puise en réalité à des sources théoriques diverses. Cette diversité constitue certainement un des obstacles à la clarification didactique de l’acte de problématisation.

 

Des didactiques de la problématisation

 

Ainsi, un des aspects du caractère confus de l’exigence de problématisation tient au fait qu’il n’y a pas une méthode de problématisation mais plusieurs et que celles-ci sont liées à des présupposés philosophiques et épistémologiques différents.

 

Sans entreprendre l’analyse de la didactisation de la problématisation dans toutes les disciplines, il est possible de se pencher sur deux exemples: la philosophie et la sociologie.

 

- Explicitation de la pluralité des didactisations de la problématisation en philosophie:

 

La problématisation d’un sujet de dissertation en philosophie peut prendre plusieurs formes en fonction d’implicites philosophiques différents qui relèvent des positions philosophiques de l’auteur de la problématisation.

 

Soit le sujet: L’art est-il un accès à la vérité ?

 

- La méthode ontologico-conceptuelle: On désignera sous cette expression une conception de l’énoncé de philosophie qui établit un lien ontologique entre le concept et la réalité. Les notions utilisées dans la formulation du sujet renvoient directement à un problème ontologique. Cette conception présuppose une forme de cratylisme linguistique.

 

Exemple: L’art constitue une représentation. La vérité est la correspondance avec la réalité. Par conséquent, une représentation peut-elle nous permettre de connaître la réalité en soi ?

 

- La méthode rationaliste ou de rupture avec le sens commun: La problématisation du sujet part de l’énoncé de l’opinion du sens commun et la problématise. Elle interroge son caractère non-évident et même contestable.

 

Exemple: L’art est souvent défini comme une copie de la réalité. On pense qu’une oeuvre d’art représente la réalité. Mais une copie, ce n’est pas la réalité. Or la vérité, c’est ce qui correspond à la réalité. C’est pourquoi on peut être conduit à s’interroger sur la capacité de l’art en tant que représentation à nous faire accéder à une connaissance de la réalité.

 

- La méthode des controverses ou la contradiction des opinions: Cette méthode se situe dans la continuité du linguistic turn. Elle implique de supposer que les problèmes formulés dans le langage ne renvoient pas directement à la réalité, mais à des controverses. Au-delà d’une vision contemporaine post-moderne, il est possible de se référer à la trope (ie argument) sceptique de la contradiction des opinions.

 

Exemple: L’art peut apparaître comme une copie de la réalité et donc un accès à la vérité. Mais l’on peut affirmer également qu’étant une copie, l’art n’est jamais qu’une illusion qui nous trompe sur la réalité. Par conséquent, l’art est-il un moyen d’accès à la réalité ou au contraire n’est-il qu’une illusion qui nous trompe et nous éloigne de la connaissance de la réalité ?

 

- La pluralité des formes de problématisation en sociologie:

 

En sociologie, il est possible de situer la problématisation d’une question également à ces différents niveaux en les situant cette fois sur un plan épistémologique:

 

- La problématisation sociologique comme réponse à une demande sociale:

Il peut s’agir d’une question qui se trouve formulée dans le débat social. Par exemple: la massification scolaire a-t-elle permis l’accès à tous les enfants de manière égalitaire à la réussite scolaire ? Ce problème contient des enjeux directs de politiques publiques.

 

- La problématisation par mise en question des prénotions du sens commun:

La massification scolaire peut sembler signifier une égale chance d’accès de tous aux différentes filières de l’enseignement. Néanmoins, en réalité, celle-ci ne reste-elle pas liée à l’origine socio-économique des élèves ?

Une telle problématisation peut se situer à un niveau critique dans la mesure où elle peut prétendre dévoiler ce que les pouvoirs publics ne voudraient pas voir mis à jour dans le débat public.

 

- La problématisation par controverses entre des hypothèses scientifiques:

L’inégalité scolaire qui perdure en dépit de la massification scolaire tient-elle à des différences de stratégie entre les acteurs ou au poids des inégalités socio-économiques ?

 

Conclusion: Du fait qu’il existe des théorisations philosophiques et épistémologiques différentes de la problématisation, l’exigence de didactisation de la problématisation ne passe pas nécessairement par l’imposition d’une seule méthode. Mais il s’agit d’effectuer un travail d’explicitation des implicites théoriques des différentes options méthodologiques.

 

 

Bibliographie:

 

Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1971.

Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 1981.

Dewey John, La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1993..

Dewey John, Comment nous pensons ?, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004.

Fabre Michel, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin, 2009.

Febvre Lucien, Vivre l’histoire, Paris, Laffont, 2009.

(extraits: http://www.unige.ch/lettres/enseignants/bmuller/textes0/Febvre/Febvre_Histoire_probleme.pdf)

Merieu Philippe (entretien), “Les situations-problèmes: vingt-ans après”, Revue Echanger, 2007. Disponible sur: http://www.meirieu.com/OUTILSDEFORMATION/situationsproblemes.htm

 

Meyer Michel, De la problématologie : philosophie, science et langage; Bruxelles, P. Mardaga, 1986

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