(Extraits de texte ayant servi de support à une intervention à l'Université populaire anarchiste de Toulouse, le samedi 24 mai 2014).
Les anarchistes ont souvent défendu à la fois des positions féministes et des revendications novatrices concernant l'éducation. On peut ainsi se demander comment ces deux dimensions ont pu être prises en compte de manière croisée par les anarchistes : Quelle place ont-il accordé dans l'éducation libertaire à la question de l'inégalité de genre ?
L'enjeux de cette interrogation porte sur la prise en compte par les anarchistes de la remise en cause de l'éducation sexuée comme génératrice des inégalités sociales de genre.
A- La controverse Proudhon/Déjacque : un début difficile
Les écrits misogynes de Proudhon sont un élément bien connu. Mais ils ont été l'objet d'une critique dès le vivant de Proudhon par certains partisans de l'anarchisme. C'est le cas de Joseph Déjacques. Ce dernier énonce en particulier ses critiques à l'égard de Proudhon dans une lettre datée de 1857 :
- Déjacque critique du machisme de Proudhon :
« Anarchiste juste-milieu, libéral et nonLIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l'homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronie du mâle sur la vassale femelle » (Lettre à Proudhon, 1857)
- Déjacque, l'humanisphère – une utopie féministe :
Le féminisme de Joseph Déjacque se manifeste en outre dans l'utopie anarchiste d'inspiration fouriériste qu'il rédige sous le nom d'Humanisphère. Comme Fourier, il se montre partisan de la liberté des passions, en particulier amoureuse. Et pour cela, il condamne le contrat de mariage, prônant ainsi l'amour libre. Mais par ailleurs, c'est sur le développement d'une utopie technicienne qu'il compte pour libérer la femme de tâches ménagères. Celles-ci sont ainsi pensées comme étant une sorte de contrainte liée à une nécessité naturelle qui pèse sur les femmes et dont les machines – nouvelles esclaves- pourraient les libérer :
« Là [dans l'humanisphère], la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours. D’ailleurs, ce travail de l’allaitement, comme tous les autres travaux d’alors, est bien plutôt un jeu qu’une peine. La science a détruit ce qui est le plus répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C’est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c’est leur rouage infatigable qui s’en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C’est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c’est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C’est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d’acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l’homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu’elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ».
B- L'éducation libertaire à la Belle Epoque : une éducation ouvrière, oui ! Mais féministe ?
1- Une éducation du travail
C'est également à Fourier que Proudhon, puis les penseurs anarchistes qui se sont intéressés à l'éducation, empruntent une de leur notion centrale, à savoir : l'éducation intégrale. Deux expériences en particulier dominent l'éducation anarchiste en France au début de XXe siècle, il s'agit de l'orphelinat de Cempuis de Paul Robin et de l'école La Ruche de Sébastien Faure.
a- L'éducation intégrale : une nécessité pour abolir la division sociale verticale du travail entre intellectuels et manuels :
La première caractéristique de l'éducation anarchiste est de placer en son centre la question du travail. Il s'agit ainsi par l'éducation de remettre en question la division sociale inégalitaire du travail entre classe sociale intellectuelle et classe sociale manuelle :
« On comprend maintenant pourquoi les socialistes bourgeois ne demandent que de l'instruction pour le peuple, un peu plus qu'il n'en a maintenant et que nous, démocrates-socialistes, nous demandons pour lui l'instruction intégrale, toute l'instruction, aussi complète que la comporte la puissance intellectuelle du siècle, afin qu'au-dessus des masses ouvrières, il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu'elle en saura davantage, puisse les dominer et les exploiter » (Bakounine, L'instruction intégrale).
b- Finalité de l'école : former des êtres complets :
L'éducation intégrale constitue le travail par lequel les individus développent l'intégralité de leurs capacités à la fois physique et intellectuelle. Cette éducation intégrale a comme on l'a vu une finalité socio-politique : la remise en cause de l'inégalité fonctionnelle de classes. Mais elle s'inscrit également dans la continuité de l'idéal humaniste développé par exemple par Rabelais, celle de former des êtres complets. C'est ce que défendent par exemple Paul Robin ou encore Sébastien Faure :
« Des êtres complets! De nos jours, on en trouve fort peu ; je pourrais même dire qu'on n'en trouve pas. Et c'est là une des conséquences fatales de l'organisation sociale et des méthodes éducatives qui en découlent. Ici, c'est un fils de bourgeois dont les parents ambitionnent de faire un fort en thème ou un calé en mathématiques, mais qui croiraient donner à leur rejeton une éducation indigne de leur rang et de la situation sociale à laquelle ils destinent ce rejeton, s'il apprenait à travailler de ses mains le métal, le bois ou la terre. Là, c'est un fils de prolétaire plus ou moins besogneux, que la famille arrache, dès l'âge de douze à treize ans, à l'école. Il sait tout juste lire, écrire et compter ; il est à l'âge où l'intelligence s'ouvre à la compréhension, où la mémoire commence à emmagasiner, où le jugement se forme ; n'importe! Il faut qu'il aille à l'atelier ou aux champs ; il est temps qu'il travaille. « Et puis, disent les parents, est-il utile qu'il devienne un savant, pour faire un paysan ou un ouvrier »? Qu'advient-il? » (Sébastien Faure, « La Ruche »).
2- Et les filles dans tout cela ?
a- La co-éducation, une simple mixité scolaire ?
La question de la place des filles dans l'éducation est plus particulièrement abordée à travers la notion de « coéducation ». Cette notion ne doit pas être réduite seulement à la notion de mixité scolaire (le co-enseignement). Il s'agit d'un programme d'enseignement qui va plus loin puisqu'il vise tout d'abord à donner aux filles le même enseignement théorique que les garçons à une époque où les filles reçoivent une éducation théorique au rabais. Mais en outre, il s'agit en théorie de remettre intégralement en question les rôles sociaux de genre en faisant faire exactement les mêmes activités aux filles qu'aux garçons durant les cours d'enseignement manuel : cuisine, menuiserie, couture, ferronnerie...
« La coéducation - Ce fut tout d'abord de l'étonnement lorsqu'on apprit que la coéducation était pratiquée à « la Ruche ». Bon nombre de personnes en furent ou en parurent scandalisées. Le coenseignement, passe encore! Mais la coéducation!... Et j'ai dû, à maintes reprises, répondre aux critiques, aux objections, aux questions que soulevait ce problème de la coéducation.
Voici ce que je répondais :
« A la Ruche, garçons et filles vivent ensemble, comme frères et sœurs au sein des familles nombreuses. Tous concourent aux mêmes travaux et participent aux mêmes jeux. La vie est la même pour tous. Et je m'étonne que ce système de la coéducation soulève encore tant de protestations, suscite tant de craintes et déchaîne de si ardentes controverses. C'est la conséquence de quinze siècles de domination chrétienne, quinze siècles durant lesquels la mentalité publique s'est graduellement pénétrée de préjugés ridicules et d'ineptes appréhensions » (Sebastien Faure, La Ruche).
b- L'éducation sexuelle :
Autre particularité de l'enseignement anarchiste au début du XXe siècle, c'est la promotion de l'éducation sexuelle. Celle-ci s'inscrit dans la continuité de la propagande néo-malthusienne dont certains anarchistes comme Paul Robin sont d'ardents défenseurs. En effet, l'amour libre pour tous et l'émancipation de la femme ne peuvent se concevoir que si l'on donne une connaissance – en particulier aux femmes – des moyens techniques du contrôle des naissances. Il ne s'agit certes pas à une époque où ce type de propagande est interdite de la dispenser dans des cours à des élèves, mais au moins d'inclure dans les cours sur le vivant, les mécanismes de la reproduction, donc de la sexualité humaine.
« L'éducation sexuelle. - La pratique de la coéducation pose le problème délicat de l'éducation sexuelle. Délicat? Pourquoi le serait-il plus qu'un autre? Pourquoi serait-il plus délicat de saisir l'enfant parvenu à l'âge et au degré de connaissance où cette question l'intéresse, des conditions dans lesquelles s'effectue la perpétuation de l'espèce humaine, que de le renseigner sur le mode de reproduction des autres espèces? Le malaise que cause à l'éducateur une conversation ou un cours roulant sur cette question provient presque exclusivement du mystère dont le maître sent bien que l'enfant entoure ce problème ; et ce mystère lui-même a pour origine les périphrases et les réserves, les précautions oratoires et les sous-entendus avec lesquels il est d'usage d'aborder cette matière devant les enfants. Si elle était traitée avec franchise, abordée de front, étudiée au même titre que tel autre chapitre des sciences naturelles, toute gêne, tout embarras disparaîtrait » (Sébastien Faure, « La ruche »)
3- Un discours féministe ?
a- Les limites de la co-éducation selon Albert Thierry (pédagogue et syndicaliste libertaire): la division sexuée du travail productif
Néanmoins si en théorie les anarchistes s'affirment féministes, dans les faits le principe de co-éducation ne fait pas l'unanimité auprès des militants libertaires et syndicalistes révolutionnaires. C'est ce que met en lumière Albert Thierry :
« Toutefois consultés, vous tous et nos instituteurs, nos fédérations et moi, nous aurions déclarés d'emblée que la coéducation nous paraissait excellente. Or elle est manifestement contradictoire avec une éducation par la production. Celle-ci ne se fera jamais mixte pour entrer dans une école mixte. La théorie, le symbolisme, la connaissance, l'abstrait, peuvent rapprocher les sexes (et encore); assurément le travail les distingue, le travail du ménage toujours et le travail de l'atelier presque toujours. Ou demanderez-vous qu'on enseigne la couture aux garçons et la charpente aux filles » (Albert Thierry, Réflexions sur l'éducation).
b- Comment ferons nous la révolution ? Et les femmes ?
Si l'on se penche après l'Humanisphère (1858-1859), sur l'utopie syndicaliste révolutionnaire et communiste libertaire, Comment nous ferons la révolution ? (1909) rédigée par Emile Pouget et Emile Pataud, il est possible de constater que le dernier chapitre de l'ouvrage est consacré à l'émancipation des femmes.
Néanmoins, il est possible de remarquer que malgré l'affirmation de la co-éducation, les tâches liées au travail reproductif restent attachées aux femmes. Ainsi, si la femme est libre d'élever ou non ses enfants, le texte envisage de les confier à « ses compagnes », mais non à des compagnons volontaires :
« Dans les centres urbains, sous l’impulsion de la femme, désireuse de se libérer des corvées ménagères, beaucoup d’industries se développèrent qui, autrefois, étaient restées embryonnaires, faute de conditions favorables, — soit que ces industries n’aient pu rémunérer suffisamment le capital engagé, soit que le public ait trouvé leurs services trop onéreux.[…]
Dans l’organisation nouvelle, il avait été jugé inutile de fixer pour la femme, — comme on l’avait fait pour l’homme, — l’obligation morale de fournir un temps de travail déterminé. On avait considéré que sa haute fonction de maternité possible la libérait de tous les autres devoirs sociaux. La femme était, donc entièrement libre de disposer d’elle, de travailler ou non, — qu’elle consentit ou non à la maternité. […]
La maternité n’était plus redoutée. La femme, éduquée, consciente, l’acceptait à l’heure de son choix... L’enfant pouvait naître ! Libre serait la mère de l’élever elle-même, ou de le confier aux soins quasi-maternels de ses compagnes. Ce dont elle était certaine, c’est que l’enfantelet serait le bienvenu, — il y avait belle place pour lui au banquet social. » (Pouget et Pataud, Comment ferons nous la révolution?)
Conclusion :
Il reste possible encore aujourd'hui, à l'époque où l'éducation à la remise en cause des rôles sociaux de genre fait polémique, de s'interroger sur la portée révolutionnaire de la coéducation.
Trop souvent confondue avec la mixité, la co-éducation se propose d'aller plus loin. Il s'agit en effet de pratiquer dès l'école la remise en cause de la division sexuée du travail comme condition nécessaire à une société égalitaire.
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