De quelques illusions technicistes sur l'école du numérique

 

 

Il est parfois à craindre que les enjeux économiques (équipement des établissements et employabilité future des élèves) tendent à faire passer au second plan le résultat d'études scientifiques sur l'impact cognitif des nouvelles technologies qui méritent néanmoins qu'on leur prête attention.

 

Les compétences « naturelles » des digitals natives :

 

Des auteurs comme Michel Serre avec son ouvrage Petite poucette véhiculent la thèse d'une compétence cognitive accrue des digital natives du simple fait de leur immersion depuis leur naissance et de leur fréquentation accrue des nouvelles technologies.

En réalité, les études scientifiques les plus poussées sur ces questions relativisent fortement les compétences réflexives des digital natives. En effet, s'ils possèdent des compétences techniques, leur point faible principal réside dans des compétences plus traditionnelles, mais qui restent intellectuellement fondamentales, de sélection, de compréhension et d'organisation de l'information.

De ce point de vue, on peut par conséquent douter que la priorité consiste dans une éducation au numérique, mais plutôt dans une formation à l'esprit critique.

 

Références :

Etude du 11 janvier 2008, A British Library/ JISC Study, citée dans l'avis de l'académie des sciences sur L'enfant et les écrans.

 

Culture numérique et culture de l'écrit :

 

Serge Tisseron oppose pour sa part culture numérique et culture du livre. Il vante la multiplicité permise par la culture numérique en l'opposant à la culture monolithique du livre. La culture numérique se caractérise par le multimédia (images statiques et animées, sons, écrits) et la possibilité de mettre en réseau l'ensemble des contenus par les hyperliens. Par exemple, l'image animée est souvent moins efficace pour comprendre et mémoriser de l'information que l'image statique ou le texte. De même, le texte linéaire reste souvent plus rapide et plus efficace que des supports multimédia pour acquérir de l'information.

Cependant, la difficulté c'est que ce déploiement technologie provoque une surcharge, voire une désorientation cognitive. Il est plus difficile de se concentrer et d'organiser l'information avec du multimédia et des hyperliens.

Les travaux soulignent en outre le fait que la lecture sur Internet (du fait des publicités, du multimédia, des animations, des liens hypertexte...) rend plus difficile de mobiliser une attention profonde, et favorise une lecture plus superficielle et plus hachée, au détriment de la lecture profonde.

Pour un enseignant, construire, en utilisant le TNI, des cours multimédias suppose d'acquérir des compétences complexes en ergonomie cognitive visant à éviter la surcharge de la mémoire de travail des élèves.

Pour les élèves utiliser internet, pour effectuer une recherche visant à acquérir des savoirs, suppose un niveau de compétence très élevé. Par exemple, la navigation hypertexte implique d'être capable de garder son objectif de recherche et de ne pas se perdre dans les différents liens (ou désorientation cognitive).

 

Références :

 

Sur les difficultés cognitives posées par l'image animée :

 

Harle Bruno, « Les nouveaux médias et le développement cognitif de l'enfant : quelques apports de la recherche en neurosciences », URL :

http://www.canal-u.tv/video/cerimes/sankore_session_inserm_les_nouveaux_medias_et_le_developpement_cognitif_de_l_enfant.7986

 

Sur les difficultés cognitives posées par la lecture sur Internet :

 

Baccino, Thierry. Lire sur internet, est-ce toujours lire ?. Bulletin des bibliothèques de France [en ligne], n° 5, 2011. URL : <http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-05-0063-011>.

 

D'autres travaux montrent que la pratique de loisir qui se trouve le plus corrèle à la réussite scolaire des élèves, c'est la lecture, tout d'abord de roman, mais même de Bande dessinée par exemple. Cela tient en particulier à l'amélioration du vocabulaire (mémoire sémantique et intelligence cristallisée) permis par la lecture.

 

Références :

Lieury Alain et Lorant Sonia e, « L'impact des loisirs des adolescents sur les performances scolaires », Les Cahiers pédagogiques, Février 2014.

 

Jeu video et serious game :

 

Certains défenseurs de l'enthousiasme numérique, comme Jean-Michel Fourgous, promeuvent l'usage des serious game comme ressource éducative.

Des études sur les jeux videos ont mis en avant leur qualité dans le développement de rapidité de la prise de décision et de l'attention sélective.

Mais les jeux videos sont confrontés aux mêmes limites que les théories de l'éducabilité cognitive en générale. L'usage des jeux video n'est pas corrélé à une amélioration des performances scolaires. En effet, il n'existe pas une capacité de transfert de compétences générales : améliorer son raisonnement en jouant aux échecs ou en jouant à des jeux video n'a pas d'impact sur le raisonnement par exemple en mathématiques.

La seconde limite de l'usage du serious game, c'est qu'il existe déjà des jeux video éducatifs auxquels ont accès les élèves durant leur temps de loisir. Mais l'usage éducatif des jeux est très minoritaire : ce que les utilisateurs de jeux video recherchent c'est le caractère divertissant. On joue et on apprécie le jeux video lorsqu'il divertie et non pas lorsqu'il instruit.

 

Références :

Lieury Alain et Lorant Sonia e, « L'impact des loisirs des adolescents sur les performances scolaires », Les Cahiers pédagogiques, Février 2014.

CNC, "Les pratiques de jeu video des français" (Etude du CNC, 2013).

 

Conclusion :

Il est peut-être nécessaire de se méfier de l'enthousiasme techniciste qui consiste à penser que la technologie permet d'apporter des solutions à des difficultés sociales telles que la reproduction des inégalités par le système scolaire ou des difficultés pédagogiques, telles que la motivation scolaire.

La place prise par l'accès à la connaissance par les nouvelles technologies impliquent encore davantage de risques d'inégalités sociales car elles supposent un degrés encore plus important d'expertise pour pouvoir acquérir des connaissances avec ces technologies. Lire une page internet et en retirer des connaissances supposent davantage de compétence que de lire une page de livre.

Plus que d'une culture du numérique, les élèves ont sans doute besoin d'une formation à l'esprit critique : les qualités de sélection de l'information, de compréhension et d'organisation demeurent les mêmes que celles de la culture du livre, mais elles sont encore plus difficiles à acquérir avec le numérique.

 

On peut ainsi se demander si proposer aux élèves d'effectuer des recherches sur des sujets qui les intéressent et présenter des synthèses organisées et critiques sur ces sujets comme lors d'un TPE n'a pas plus d'intérêt pédagogique que de se concentrer sur l'équipement des établissements et la maîtrise technologique d'un certain nombre d'outils voués plus ou moins rapidement à l’obsolescence.   

Pour favoriser la motivation des élèves, plutôt que des solutions technicistes liées à la fascination pour les écrans, peut-être serait-on plus avisé de faire des travaux scolaires des activités authentiquement signifiantes dans lesquels l'élève puisse avoir le sentiment d'une réalisation personnelle.

 

Annexe: 

Les méta-analyses sur l'effet des TICE sur l'apprentissage des élèves mettent en évidence le "no significant difference" (NSD) phenomenom. Il n'y a pas d'effet positif significatif des nouvelles technolgies sur l'apprentissage des élèves, ou lorsque c'est le cas, c'est plutôt sur les élèves qui ont un bon niveau scolaire.

 

IFE, "Pédagogie + numérique = apprentissages 2.0", Dossier de veille de l'IFE, nov. 2012, n°79.

URL: http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/79-novembre-2012.pdf