Féminisme: Plutôt sorcière que cyborg

 

Au nom de la déconstruction de la naturalisation de la différence des sexes, certaines féministes effectuent un dangereux rapprochement avec l’idéologie techniciste et capitaliste que constitue le transhumanisme.

 

 

Il ne s’agit pas ici de remettre en question le travail théorique de déconstruction de la naturalisation de la différence des sexes, mais de mettre en relief les dangers théoriques de certaines versions de ces théories.

 

Il apparaît sur ce point intéressant d’opposer deux versions de cette déconstruction par des féministes constructivistes. Donna Haraway effectue une déconstruction de l’opposition entre homme et femme en s’appuyant sur la figure transhumaniste du cyborg. A l’opposé, avec la figure écoféministe de la sorcière, Isabelle Stengers propose une autre voie.

 

La sorcière est en effet cette figure victime d’un sexocide au nom de la science moderne masculine. Les médecins hommes, au nom de la science moderne, ont renvoyé les savoirs traditionnels, reposant sur une médecine par les plantes, à l’obscurantisme. Les savoirs tirés de l’expérience ont été classés du côté de l’irrationnel. On a ainsi justifié la déqualification de savoirs et de pratiques exercées traditionnellement par des femmes, en particulier dans le domaine des accouchements.

 

La sorcière est donc dépositaire d’une science et de techniques mais qui s’appuyaient sur d’autres principes que la science moderne. Il ne s’agit pas ici de se livrer à un débat pour savoir si la médecine moderne doit être attaquée au nom d’une médecine naturelle. Mais simplement de souligner que la phytothérapie, telle qu’elle était pratiquée dans la médecine traditionnelle, ne méritait pas sans doute d’être renvoyée intégralement comme elle le fut par les Lumières du côté de l’obscurantisme. Aujourd’hui encore, l’industrie pharmaceutique n’a guère intérêt, pour vendre ses produits, à une reconnaissance des remèdes dit de “grands-mères”.

 

Ainsi, la figure du cyborg et celle de la sorcière nous proposent deux conceptions anthropologiques différentes des rapports entre nature et technique. Il ne s’agit pas d’opposer nature et technique en soi. L’être humain peut être considéré comme un homo faber: il se transforme par ses techniques. Mais il ne s’agit pas de naturaliser l’histoire de la technique. La sorcière constitue une figure dont les techniques ont été acquises par des savoirs d’expérience en lien avec son milieu naturel. La figure du cyborg est le produit de la technoscience issue de la science moderne dominée par une raison calculante abstraite. Ce qui a été construit, une certaine histoire des sciences et des techniques, peut être déconstruit.

 

L’introduction de l’idéologie transhumaniste dans le féminisme se fait par deux biais: celui des méthodes de procréation artificielle et par le transféminisme (avec les traitements et les opérations chirurgicales visant à un changement de tout ou partie du sexe).

 

Derrière ces questions se trouve posée celle de l’emprise du complexe industrialo-pharmaceutique et médical sur le corps des femmes et des trans-. Peut-on accepter le savoir-pouvoir, mais également les conséquences sanitaires de ces opérations (et des normes qu’elles véhiculent) et de leurs enjeux économiques sans plus de questionnement que cela ? De même, n’est guère interrogée cette nouvelle norme de désir d’enfant qui en outre, sous sa forme techniciste, risque de rejoindre le consumérisme de l’eugénisme libéral: l’enfant devient un objet de consommation que l’on peut se procurer sur le marché capitaliste grâce aux innovations de la technoscience. Il s’agit là encore d’une extension du domaine de la marchandise.

 

Malheureusement, il n’y a guère, côté féministe, que Marie-Jo Bonnet, dans Adieu les rebelles [Flammarion, 2014], pour se poser la question de manière cohérente.

 

En effet, on se contente de donner une solution techniciste aux problèmes de la question de la procréation chez les couples de même sexe et aux questions d’identité sexuelle des trans. Il serait sans doute intéressant d’adopter un regard plus anthropologique sur la question. Dans les différentes société humaines, à toutes les époques, les êtres humains ont été confrontés à ces deux questions. Ils ont su trouver des réponses originales sans les technosciences. La transexualité n’est pas qu’une question corporelle car l’identité sexuelle n’est pas un fait naturel. Ce sont au contraire les féminismes transhumanistes qui renaturalisent la question. L’identité sexuelle a été traitée dans bien des sociétés traditionnelles sous la forme du symbolique: c’est le cas par exemple de ce que l’on appelait les bispirituels dans certaines sociétés. Les sociétés traditionnelles ont pu inventer des modes de filiation originaux qui ne ramenaient pas nécessairement la filiation au biologique.

Certes, nombre d’aspects des sociétés traditionnelles étaient opprimants pour les individus: il ne s’agit donc pas de les ériger en modèle. Mais elles offrent un éventail riche de configurations différentes qui permettrait d’ouvrir le champ de la réflexion sur les possibles en sortant de l’idéologie techniciste.

 

Pour compléter:

 

Isabelle Stengers “Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre (à propos de l’oeuvre de Donna Haraway)”, Revue des Livres et des idées, n°10 : Isabelle Stengers revient sur la critique des sorcières faite par Donna Haraway au profit du cyborg. Elle s’attache pour sa part à nuancer l’enthousiasme technophile de Donna Haraway.