Le dualisme anthropologie à l'ère de l'économie numérique

 

 

Dans la société spectaculaire marchande numérique, l'individu est conçu selon deux modèles contradictoires. D'une part, il est un homo economicus, être rationel, dont l'ordinateur pourrait modéliser le comportement de consommation. Mais en même temps, il est pour le marketing et la publicité, un être doté d'un inconscient auquel il faut atteindre pour provoquer le désir et l'acte d'achat.

 

Pris entre la rationalité computationnelle de l'Homo oeconomicus ...

 

En tant qu'être conscient, l'individu est enjoint à s'identifier au modèle de l'homo oeconomicus. Il est un consommateur rationnel qui organise son existence de manière à maximaliser son intérêt. Si c'est ce qu'il doit être, alors la rationalité computationnel de l'ordinateur est son modèle. L'ordinateur obéit uniquement à la logique du calcul. Les autres comportements humains sont renvoyés dans l'ordre de l’irrationalité et constituent un facteur et un risque d'erreur. Le rêve transhumaniste du cyborg constitue l'utopie de la fusion complète de ces deux modèles : homo oeconomicus et robot informatique.

 

...et l’irrationalité pulsionnelle inconsciente du consommateur

 

Mais tandis que se développe ce discours officiel de l'économie néolibérale, pour le marketing, le consommateur ne présente absolument pas la même personnalité. Il est au contraire un être largement dominé par des désirs inconscients. C'est non pas à ses capacités de calcul qu'il faut s'adresser, mais il s'agit de court-circuiter la conscience et d'agir directement sur l'inconscient. C'est ce à quoi s'emploient les techniques de vente basées sur la psychologie de l'engagement ou encore le neuromarketing. Il s'agit de provoquer l'acte d'achat sans que la conscience intervienne : déclencher la pulsion d'achat, l'achat impulsif. Pour cela, il faut au contraire agir sur les émotions les plus primitives du psychisme humain  liées à la survie biologique: la peur, la pulsion sexuelle... C'est pour s'adresser directement à l'inconscient et désinhiber les pulsions, à travers l'acte d'achat, que nombre de spectacles reposent sur la mise en scène de la violence et de la sexualité. C'est pourquoi le serial killer est devenu une figure de fascination archétypale de la société du spectacle.

 

Pour cela, la société marchande privilégie l'image. Celle-ci permet d'envoyer des signaux au psychisme humain sans qu'il soit entièrement analysé consciemment comme dans un message verbal : d'où la fascination et les recherches liées aux images subliminales. L'image est privilégiée aussi bien dans le divertissement, – télévision, jeux videos ou cinéma –, que dans la publicité – l'affiche ou le spot. Ces modèles de communication sont non seulement utilisés sur le marché économique, mais également par le marché électoral de la politique.

 

La conscience morale : déontologisme ou empathie

 

On peut néanmoins se demander à quelles conceptions anthropologiques s'opposent ces visions. C'est tout d'abord à celle où la rationalité consciente de l'être humain est soumise à une transcendance morale afin de contrôler ses pulsions jugées moralement et socialement dangereuses. Ainsi, la philosophie contemporaine oppose souvent à l'action utilitariste, le déontologisme moral kantien. Mais c'est également la morale de l'empathie, commune aux êtres vivants, qui s'oppose à celle du calculateur rationnel. C'est ce que souligne Rousseau contre Mandeville ou Hobbes. En définitif, ce à quoi le modèle du calculateur rationnel s'oppose, ce sont à des conceptions qui entendent mettre en avant la place de la conscience morale. Mais pourquoi donc s'encombrer de la morale quand celle-ci nous fait perdre du temps et de l'argent.

 

Pensée logico-mathématique et pensée herméneutique

 

Mais cette domination de la pensée computationnelle ne se fait pas seulement au détriment de l'empathie, elle s'oppose aussi à la caractéristique du vivant, et de l'humain en particulier, à produire des évaluations et des interprétations.

Que ce soit la religion, l'art, les sciences humaines ou la philosophie, ces différents domaines font intervenir une pensée de type herméneutique. On peut dans l'histoire de la philosophie distinguer au moins deux conception de cette pensée : soit vitaliste - elle trouve son origine dans le vivant (Nietzsche) -, soit spiritualiste (par exemple Diltey).

 

Aujourd'hui, il existe une tendance à penser que l'être humain pourrait se passer d'interprétation, que les chiffres parleraient d'eux-mêmes (comme les big data) sans que l'on ait à les interpréter. Les compétences de l'avenir seraient alors de produire des algorithmes mathématiques et de coder. Néanmoins, on peut se dire que si ces compétences reposent sur la logique computationnelle, les machines sont capables de progresser également dans ces domaines.

 

Avec la sémiologie, on supposait une homologie de structure entre l'inconscient et l'image : les deux étant structurés comme un langage. Néanmoins, lorsque par exemple le marketing sensoriel s'adresse directement à l'odorat, afin de court-circuiter le contrôle conscient de la prise de décision, le modèle n'est plus alors celui d'une communication qui repose sur des symboles dotés de significations, mais sur des signaux qui peuvent stimuler directement des réactions biologiques.

 

Ainsi, si on examine le discours dominant sur l'être humain en ce moment, il est à craindre qu'il soit réduit à une double face : d'une part un calculateur rationnel et d'autre part un être pulsionnel. Le discours de l'économie néo-classique et du marketing semblent nous construire une étrange version de Docteur Jekill et Mister Hyde. On peut alors se demander à quoi pourra ressembler un être humain qui ne serait plus capable d'unifier dans une interprétation narrative de soi, ces deux aspects de sa personnalité.

 

Annexe :

 

Docteur Jekill et Mister Hyde (Version de King Victor, 1931) :

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19437647&cfilm=6477.html