Ce qui est présenté officiellement comme l'éducation à la culture numérique reste très en deçà de ce que l'on serait en droit d'attendre en termes d'ambition de formation intellectuelle dans la modernité avancée.
Des annonces aux ambitions intellectuellement limitées
Les annonces qui ont été faîtes en matière d'éducation numérique se centrent vers des réponses technicistes. Les premières se focalisent sur l'équipement technique des salles de classes et la mise en place de nouveaux services numériques en ligne. Il est certain que l'équipement en tableaux numériques interactifs et en tablettes impliquent des intérêts économiques qui ne laissent guère indifférents. S'ajoute à cela un second type d'annonces qui se tournent vers la maîtrise des savoirs-faire techniques : c'est le cas de l'apprentissage du code. On comprend bien là encore les enjeux économiques, en particulier d'employabilité, que cela recèle : palier une pénurie d'informaticiens et transformer tout individu en digital labor (« travailleur gratuit du numérique ») dans une économie de la contribution.
Faire face à des défis importants
Les annonces qui ont été faîtes semblent rester en deçà des défis qu'impliquent la société de l'information numérique. En effet, l'internet a démultiplié les contenus d'information et leur accessibilité. L’intérêt du grand public pour l'information est grand et il s'agit d'un enjeu citoyen des démocraties. Internet est devenu un support d'accès important à l'information et l’émergence de l'internet mobile, avec les smartphones, accentue encore ce phénomène. Mais cet intérêt dépasse le simple besoin d'information, il s’étend également à un désir général de connaissances. On peut à cet égard prendre l'exemple du succès de la revue papier de culture générale L'éléphant (dont la première parution date de 2013).
Mais à côté de l'intérêt pour la connaissance et l'information, des activités prennent une place de plus en plus importantes: ce sont l'écoute de la musique, le visionnement de videos ou les jeux videos en ligne. L'industrie du divertissement, en lien avec le marketing, implique ainsi des enjeux de formation des citoyens, en particulier des plus jeunes, quant aux stratégies commerciales et économiques qui sont liées à ces produits. Ces activités se situent néanmoins en second plan après l'utilisation d'internet pour communiquer à travers les mails et les réseaux sociaux.
La démultiplication des sources d'information et des réseaux sociaux de communication pose également des problèmes concernant l'analyse critique que peuvent avoir les usagers de ces contenus. Certaines affaires récentes posent avec une acuité renouvelée les effets problématiques de la circulation de ces informations : video de Dieudonné, diffusion virale sur la prétendue « théorie du genre », sites de recrutement djiadistes...
La formation à la translittératie
L'éducation au numérique a ainsi une portée de formation citoyenne générale qui doit éviter que ne se creuse davantage une fracture cognitive entre ceux qui ont un usage principalement ludique des nouvelles technologies et ceux qui en ont un usage « lettré ».
Ainsi l'éducation à une culture du numérique doit avant tout, pour avoir une portée générale, être une formation à la « translittératie » c'est-à-dire « l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux » (Sue Thomas).
Cette formation à la translittératie ne peut être dissociée d'une formation à la critique externe et interne des sources : il s'agit non seulement d'être capable d'identifier la crédibilité de l'auteur, mais également le degrés de qualité du contenu.
Enfin, cette éducation numérique suppose d'être capable d'organiser l'information de manière pertinente pour pouvoir ensuite produire à son tour des contenus originaux.
On peut donc commencer par regretter que sous l'effet de la valorisation capitaliste des compétences logico-mathématiques, permettant de produire des algorithmes mathématiques et de coder, ces dimensions fassent l'objet d'une prise en charge insuffisante. La réflexion sur les outils et le comment s'en servir dans une pédagogie efficace prend le pas sur l'élaboration de contenus intéressants et adaptés. La courte vue de la logique marchande se montre difficilement capable d'évaluer en réalité ce qu'elle doit dans la production de profit à l'influence des créations symboliques (ce sont sur elles que s'appuient en grande partie le marketing et l'industrie du divertissement).
Un nouvel humanisme intellectuel : la création d'interprétations du monde
Mais plus encore, la formation de lettrés du numérique reste encore en deçà dans les ambitions intellectuelles qu'elle pourrait se donner. Elle reste bien insuffisante par rapport au programme que s'était donné l'humanisme de la Renaissance face aux bouleversements qu'avaient produit l'invention de l'imprimerie.
Un nouvel humanisme devrait promouvoir l'ambition que chaque individu puisse se donner pour objectif une sculpture intellectuelle de soi par la création d' « interprétations du monde ».
Avec la notion de perspectivisme, Nietzsche inaugure la postmodernité intellectuelle : chaque individu constitue un centre de création d'interprétations du monde. Cette idée se trouve reprise par Nelson Goodman, dans Manières de faire des mondes, en l'appliquant à l'art : la création artistique est production de monde possibles.
Cette création d'interprétation suppose de faire appel à une pensée herméneutique capable organiser des éléments dans un structure narrative et argumentative dotée de signification.
Il ne s'agit pas de prétendre produire un système définitif et achevé du monde. L'objectif est d'envisager l’acquisition des connaissances qui s'effectue tout au long de la vie comme un projet intellectuel, esthétique et existentiel : il s'agit de bâtir des architectures intellectuelles personnelles.
Ces constructions visent à incorporer l'ensemble des informations que le sujet acquièrent dans une totalité organisée qui se reconstruit perpétuellement. Cette restructuration s'effectue sous l'effet de nouvelles informations et de dissonances cognitives qui invitent compléter des connaissances anciennes, à en abandonner certaines, à essayer de éliminer les incohérences internes...
La postmodernité se caractérise par un éclatement des savoirs, mais cette fragmentation nuit à la compréhension des informations et à la constitution de connaissances. L'information sur Internet amplifie le phénomène. Les individus acquièrent des informations éparses qui manquent de sens et qu'ils oublient rapidement.
Or les travaux en psychologie cognitive présentent le fonctionnement de l'esprit humain comme une sorte de construction de cartes conceptuelles. L'information est d'autant mieux comprise et mémorisée qu'elle est reliée à des connaissances antérieures et qu'elle est organisée sous la forme d'un réseau sémantique. Il s'agit ainsi de relier et d'organiser mentalement de manière sémantique les informations de manière à les transformer en des connaissances comprises et mémorisées, et donc réutilisables.
Mais cet effort n'est pas seulement un travail de synthèse, en réorganisant les informations, l'individu produit de nouveaux liens qui lui permettent d'acquérir de nouvelles connaissances par inférences entre les connaissances qu'il possède. Ainsi, cette création intellectuelle n'est pas seulement originale par sa structure et son contenu, mais également par sa capacité à créer de la nouveauté. En outre, cette production d'architectures intellectuelles n'est pas propre à un individu, une architecture ou des pans d'architectures peuvent être communes à plusieurs individus, à des groupes sociaux.
Conclusion : Les trois dimensions de l'architecturage intellectuel (ROI) :
Relier : toute nouvelle information doit être reliée avec les connaissances détenues antérieurement par le sujet. Cela permet de la mettre à perspective de manière à en analyser la fiabilité, à la sélectionner selon son degrés de pertinence et à la comprendre plus en profondeur.
Organiser : les informations doivent être organisées de manière cohérente dans le cadre de l'ensemble des connaissances déjà détenu par le sujet, quitte à ce qu'il modifie l'architecture sémantique de ces connaissances antérieures.
Inventer : le travail de synthèse doit permettre de faire apparaître de nouveaux liens par des inférences qui permettent d'aller plus loin que les connaissances précédemment acquises et de créer de nouvelles connaissances.
Mots clés : humanités numériques, fracture cognitive, translittératie, carte conceptuelle.
Bibliographie :
Goodman Nelson, Manières de faire des monde
Lieury Alain, Psychologie de la mémoire
Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe
Nietzsche Friedrich, Vérité et mensonge au sens extra-moral
Novak Joseph, La théorie qui sous-tend la carte conceptuelle et les manières de les construire
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