(Entretien paru en décembre 2013 sur le site Q2C)
Hugues Lenoir est enseignant-chercheur à l’Université de Nanterre. Ses recherches portent sur la formation pour adulte.
Q2C : Est-il pertinent selon toi de distinguer entre la pédagogie et l’andragogie ?
En France, andragogie est un terme peu usité, il est si je peux le dire ainsi trop « genré », trop masculin, je l’ai donc pour ma part à peu près abandonné (voir racine andros) même si je l’ai employé autrefois. En effet, si ce terme est très utilisé en Amérique du Nord, il renvoie à une racine grecque où l’homme sexué est seul présent et peut-être le seul éducable. Je préfère pour cela me servir du terme Education des adultes qui rappelle par ailleurs un courant auquel je suis très attaché : l’Education populaire où les anarchistes furent et sont encore très actifs.
Hugues Lenoir : Education des adultes, pédagogie : il convient de distinguer les deux concepts, certes mais sans s’imaginer pour autant que les pratiques pédagogiques soient fondamentalement différentes, il faut veiller seulement à travailler avec l’expérience des adultes souvent plus grande que celle des enfants, s’appuyer dessus, travailler avec et surtout prendre garde à ne pas leur faire ré-apprendre ce qu’ils savent déjà. Ce qui est source d’ennui et de démotivation. L’adulte à de nombreuses représentations, plus ou moins exactes, des savoirs incorporés. Le travail en formation vise souvent à les transformer, les rationaliser, les détruire ou les conforter, en d’autres termes, passer des représentations à un savoir fondé sur des théories, des expériences reproductibles, des raisonnements, des élaborations conceptuels, etc. Sur le terrain, le travail d’éducation se fait avec des matériaux le plus souvent issus des expériences de l’adulte ou de ses centres d’intérêt et de ses projets, il est selon moi nécessaire de convoquer aussi, comme pour les enfants, le groupe et les pédagogies dites actives. A mon sens les seules réellement émancipatrices et productrices de collectifs en capacité d’agir et d’influer sur le réel social.
Q2C : Peux-tu expliciter ta conception de la formation pour adulte ?
H. L. : une formation où le formateur s’efface au profit d’un facilitateur de type rogérien. Des choix individuels et collectifs et un travail de co-construction de la connaissance basé sur « la coopération des idées » ou en d’autres termes dans le cadre de l’autogestion pédagogique car chacun-e y est acteur-auteur-producteur de savoirs. Et bien sûr qui fonctionne sur le principe du « à chacun selon ses talents » pour rester dans une ligne pédagogique fouriériste où plaisir et apprentissage sont liés. Une autogestion pédagogique où chacun, au-delà de ses talents, agit et reçoit, toujours pour souligner la cohérence entre anarchisme et éducation, « selon ses besoins ». Je suis, par ailleurs, très méfiant à l’égard du courant de l’individualisation de la formation et autre e-learning sans travail collaboratif intense. Je pense que le collectif est indispensable à l’élaboration des savoirs de toute nature, à condition aussi que le groupe laisse toute sa place à l’individu, bien entendu. Il n’est pas question de sacrifier l’un au profit de l’autre, il faut respecter les dynamiques individuelles et collectives propices aux apprentissages. Je considère que, et en cela je partage le point de vue des socioconstructivistes, que les savoirs se construisent, s’approprient, se transfèrent dans un système complexe d’interactions absolument indispensables.
Q2C : Peux-tu rapidement présenter le type de dispositif que tu as mis en place dans le cadre de la formation professionnelle ?
H. L. : Oui, choix d’un objet de travail par un sous groupe ou un individu en toute liberté en lien avec le thème d’un séminaire, d’un stage, d’une séquence. Engagement d’un travail de recherche sur l’objet, le plus souvent possible néanmoins au sein d’un petit groupe restreint, avec si nécessaire quelques conseils en accompagnement. Puis à l’issue du travail d’investigation, partage des savoirs sur l’objet avec le groupe dans le cadre d’une présentation non magistrale avec bien sûr de nombreux échanges et moult controverses favorables à la déconstruction-reconstruction des représentations et à l’élaboration des savoirs. Et si possible dans un dernier temps, c’est parfois le plus délicat, auto-évaluation et co-évaluation du travail par les paires, voire par le facilitateur. En bref, il s’agit de dépasser le discours convenu sur l’autogestion pédagogique à une réelle mise en œuvre, c’est-à-dire de permettre des expérimentations qui à la fois favorisent l’acquisition de connaissances mais aussi une mise à l’épreuve de l’autogestion. Elles visent donc à organiser aussi un début de mise en œuvre sur le terrain de l’apprendre de pratiques sociales alternatives.
Q2C : Quelle place peut tenir le formateur dans ces dispositifs ? Peux-tu revenir sur la notion de « facilitateur » telle que tu la conçois ?
H. L. : Le moins de place possible, il doit tendre dans la mesure du possible à s’effacer, voire à se fondre comme participant dans le groupe, à être un parmi les égaux et tenter de devenir une ressources d’apprentissage comme les autres acteurs. Il s’agit bien de tenter car il n’est pas toujours facile de réduire complètement l’asymétrie de la relation pédagogique, de nombreuses résistances chez certains apprenants sont à dépasser et les habitus ont la peau dure. Sans parler, du travail à faire sur soi en tant que facilitateur pour ne pas retomber dans la trop facile, la trop tentante directivité. La tentation de la reproduction pédagogique du modèle dominant est un piège récurrent soit par facilité, manque de temps, résistances des apprenants, illusion d’efficacité, choix pédagogiques mal maîtrisés, pressions institutionnelles…Les chausse-trappes « autoritaires » sont nombreuses. Ne pas y tomber nécessite une vigilance permanente et l’analyse de la pratique un excellent outil pour s’en protéger.
Q2C : Quelles sont les principales difficultés ou résistances que tu rencontres lorsque tu essaies de mettre en place ces dispositifs ?
H. L. : L’habitus et la reproduction, nous avons été moulés à la louche par un système scolaire autoritaire et normatif, il n’est pas toujours facile de s’en échapper d’autant que quelquefois l’institution, en plus, fait peser son système de contrainte sur les espaces, sur les temps pédagogiques et sur ses acteurs. Il faut donc déjouer les résistances des apprenants, contourner les oukases des institutions et se défier de soi. Pour paraphraser Bourdieu, je crois que la pédagogie comme la sociologie est un sport de combat. Et le pire ennemi, dans cette confrontation, c’est bien souvent soi-même. D’où un travail pédagogique de fond pour combattre le « directivisme » quelquefois souhaité par les apprenants et latents chez les facilitateurs.
Q2C : Est-ce que paradoxalement on ne trouve pas parfois plus d’intérêt du côté patronal chez les formés pour les méthodes actives ?
H. L. : Du côté des (s’) apprenant, au début, c’est souvent déroutant, sauf pour ceux et celles qui ont eu la chance de passer par Decroly, une classe Freinet ou le LAP… mais ils sont rares. Puis au fur et à mesure que le temps passe, ils y trouvent leur place et leur intérêt. Ils sont très vite conquis par la liberté des échanges et la qualité des productions intellectuelles réalisées. Pour beaucoup, par la suite, il est douloureux, voire impossible, de revenir pédagogiquement en arrière et d’accepter à nouveau des formes frontales, traditionnelles et autoritaires d’apprentissage.
Du côté des employeurs et des « ressources humaines, il n’y a pas vraiment d’engouement pour ces méthodes car elles exigent beaucoup de temps et d’investissement, elles sont, comme on dit dans notre jargon, chronophages et dans ces temps d’efficacité et de productivité (y compris pédagogiques), elles ne sont pas très prisées. Le power point est tellement plus efficace pour faire passer les messages des hiérarchies et des marchands, en bref décerveler. Attention toutefois, elles peuvent devenir redoutablement efficaces pour produire des dirigeants autonomes, pleins d’initiatives et de créativité d’où l’importance de ne jamais découpler méthodes pédagogiques actives et projet politique émancipateur. C’est ce couple qui est redoutable et non les pratiques pédagogiques elles-mêmes qui peuvent facilement servir à l’éducation des « élites » afin de les préparer dans la liberté de leur classe à la domination d’autrui et d’une autre classe. Autre classe pour laquelle d’ailleurs fut construite une école autoritaire, normative et républicaine prompte à produire des petits soldats revanchards et nationalistes. La grande tuerie de 1914-1918 nous a démontré la large efficacité du modèle ferryste en matière d’éducation. Modèle qui, malgré quelques évolutions, poursuit son travail de « pacification sociale » encore de nos jours.
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