Etre intempestif (1)

Être intempestif….



Être intempestif, c’est résister à l’air de temps, c’est refuser les alternatives dans lesquelles les expressions médiatisées du débat public cherchent à nous enfermer.


S’affirmer en tant qu’individu autonome ou résister à la marchandisation


Alors que les années 68 avaient articulé la critique artiste affirmant la liberté de l’individu de s’affranchir des normes traditionnelles et la critique sociale contre l’emprise capitaliste de la marchandise, dans la forme que prend le débat public dans nombre de questions de société actuelles, nous sommes sommés de choisir entre ces deux aspirations.


Aujourd’hui, être libertaire - c’est-à-dire affirmer la liberté de l’individu à choisir sa propre vie - supposerait d’être favorable au mariage pour tous, à la PMA et à la GPA, à l’euthanasie active ou encore à la reconnaissance de la prostitution comme un métier.


A l’inverse, la critique de la marchandisation du corps, serait devenue une conception moralisante défendue par le conservatisme religieux, en particulier catholique…


Que s’est-il donc passé ? Comment en sommes nous arrivés là ?


L’auto-institution de la société contre la transcendance divine


Le discours religieux masque sous la transcendance divine l’origine coutumière et traditionnelle d’injonctions collectives. Ces obligations ne sont pas nécessairement arbitraires: elles peuvent avoir eu plus ou moins leur raison d’être.


Mais la limite de la coutume est de ne pas accepter le caractère relatif à l’époque et au temps de son origine. Par conséquent, afin de lui donner une stabilité susceptible de fonder l’institution, on tend à la naturaliser ou à lui conférer une origine divine. C’est ce qu’explique Pascal dans ses fragments sur la justice et la force.


Les penseurs anarchistes, comme Proudhon, ont critiqué la fondation (ou l’institution) de la société sur un principe absolu, que ce soit Dieu ou la nature. C’est également cette fondation de l’institution de la société dans un principe hétéronome que refuse Castoriadis à travers la notion de société autonome ou d’auto-institution de la société. La démocratie constitue pour Castoriadis le régime politique qui admet que les institutions ont été créées par les êtres humains et ne s’appuient pas sur la nature ou sur Dieu.


Mais affirmer le caractère auto-institué de la société n’est pas la seule remise en cause des fondements traditionnels de la légitimité. La modernité a également reconnu le droit de chacun à affirmer son individualité contre les conventions sociales.


L’individualité libertaire contre l’individualisme libéral


L’affirmation de son individualité serait une aspiration légitime contre des normes sociales sans fondement. Mais cette affirmation de soi a pu prendre la forme de plusieurs théorisations différentes.


Il existe tout d’abord un individualisme aristocratique que l’on pourrait qualifier de dandysme. Certains penseurs anarchistes individualistes ont ainsi appuyé sur Stirner ou Nietzsche leur conception de l’individualité. Nietzsche par exemple critique la recherche du bonheur identifié au plaisir et au calcul utilitariste. C’est la figure de ce qu’il appelle le dernier homme. Il oppose à celle-ci l’affirmation de l’individualité noble contre la grégarité du troupeau et la recherche du bien-être collectif.


De son côté, l’individu libéral cherche à maximiser son plaisir et à fuir la souffrance. Il entend trouver le bonheur et le sens de son existence dans le plaisir. C’est un jouisseur. L’une des formes d’activité qui correspondent à cette recherche du plaisir est alors le jeu. Mais l’individu libéral rationalise son rapport au monde par un calcul d’intérêt. Il se conduit ainsi comme un acteur économique susceptible d’atteindre son bonheur et l’optimisation de son plaisir dans le cadre des règles de marché. La marchandisation constitue alors le devenir monde de cette recherche du bonheur.


Les penseurs de la tradition socialiste libertaire ne s’inscrivent dans aucune de ces deux visions du monde. Kropotkine les renvoie dos à dos. Elles s’appuient selon lui sur un présupposé commun: l’affirmation de soi s’atteint par l'égoïsme. Les penseurs socialistes libertaires défendent une autre conception de la liberté: l’individu augmente sa puissance d’agir grâce à ses relations avec les autres. Bakounine déconstruit les analogies entre la conception libérale de la liberté et le droit de propriété. L’individu libéral considère sa liberté comme une propriété qui est un droit naturel qui doit être préservé des empiètements d’autrui. Être libre, c’est pour le libéral: “faire ce qui me plaît (liberté naturelle) et ne pas nuire à autrui (liberté négative)”.

Les penseurs socialistes libertaires considèrent l’individualité comme un processus social. L’individualité émerge des relations avec autrui. L’individu égoïste mène une vie appauvrie et étriquée, tandis que l’individu altruiste épanouit sa personnalité. C’est pourquoi, comme l’écrit Gaston Leval, Louise Michel a été une plus grande individualité que Stirner.

 

Irene Pereira


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