Le mythe libéral de l’individu moderne

Le libéralisme s’appuie sur un récit que l’on peut discuter, à savoir le passage d’une société holiste à une société individualiste.

Le récit de la modernité libérale: la naissance de l’individualisme

Le récit libéral s’appuie sur l’opposition entre des sociétés holistes et des sociétés individualistes. La modernité se caractériserait par l’émergence de sociétés dans lesquelles l’individu acquerraient le statut d’unité de base. Au contraire, les sociétés traditionnelles sont présentées comme des sociétés holistes, où la liberté individuelle se trouve niée, au profit des solidarités communautaires. Néanmoins, on peut se demander si ce récit est exact…

L’individualité dans les sociétés anciennes ou traditionnelles

On peut en effet se demander tout d’abord si l’histoire et l’anthropologie confirment la thèse selon laquelle les sociétés anciennes ou traditionnelles n’auraient accordé aucune place à l’individualité.

L’ethnologie nous donne à voir des institutions qui permettent aux individus qui présentent des comportement atypiques d’acquérir une fonction reconnue au sein de la société. Il en va ainsi par exemples des chamans, qui sont des individus qui pourraient dans nos sociétés modernes être placés tout simplement dans des hôpitaux psychiatriques, mais qui trouvent un statut et une reconnaissance sociale dans certaines sociétés traditionnelles.

Les éléments que nous possédons sur les sociétés antiques ou médiévales ne permettent pas non plus d’appuyer la thèse libérale de manière aussi catégorique. Ainsi, on peut remarquer que les sociétés anciennes peuvent accorder une reconnaissance à la figure du leader, religieux ou militaire, charismatique. L’individualité prend la forme de l’individu exceptionnel: Spartacus, Jeanne d'Arc ... La reconnaissance de l’individualité exceptionnelle dans les sociétés anciennes prend le nom de la gloire.

Ces sociétés peuvent également reconnaître une place à l’existence d’une diversité de micro-communautés qui vivent selon leurs propres règles: sectes ou communautés religieuses, écoles philosophiques telles que les épicuriens, ou encore par exemple les cyniques..., groupes d’étudiants au Moyen-Age…

Il est exact que certaines communautés peuvent s’avérer très normatives et ne semblent ne pas accorder de place à toute forme de déviance: cela se traduit alors par la destruction ou l’exclusion du déviant.

Mais il est également possible de constater que les sociétés traditionnelles ou anciennes ont pu mettre en place des institutions leur permettant d’accepter la déviance à la norme dominante et lui accorder une fonction positive.

Il serait alors possible de se demander pourquoi certaines sociétés traditionnelles accordent une place à la déviance tandis que d’autres semblent ne pas pouvoir la supporter. On peut en effet penser qu’une société plus rigide, qui craint davantage de se voir détruite par toute forme de déviance, peut être plus fragile qu’une société qui réussit à accorder une place à la déviance et à l’utiliser à son profit.

Marginalité et individualité dans la société libérale moderne

Les sociétés libérales modernes se présentent comme plus tolérantes que les sociétés anciennes ou traditionnelles face à la déviance individuelle ou minoritaire. Pour autant, est-ce bien le cas ?

Il est possible tout d’abord de constater que dans les sociétés modernes libérales, il existe également une pression au conformisme social. Le conformisme de groupe est un fait social présent également dans les sociétés modernes comme le monde l’expérience de Asch sur le conformisme social (1).

De fait la déviance aux normes dominantes passe souvent par l’adhésion de l’individu à un groupe minoritaire dans lequel les normes considérées comme déviantes apparaissent au contraire comme les normes dominantes.

Il est ainsi possible de constater que des individus qui ont pu prôner la plus forte déviance par rapport aux normes des sociétés modernes tendent à constituer des communautés pour pouvoir réaliser leur mode de vie déviant: communautés hippies, milieux LGBTI ou écologistes, groupes féministes non-mixtes, milieux contre-culturels, bohème artistique d’avant-garde… Cela peut correspondre au phénomène que certains sociologues qualifient de tribus.

Il semble ainsi au contraire que la communauté constitue une condition d’expression de l’individualité. L’individu a besoin d’une communauté pour trouver la force et l’aider à exprimer sa particularité. En fait, l’individualité ne se caractérise pas tant par une unicité, plutôt que par l’appartenance à un groupe minoritaire qui s’oppose à une norme majoritaire.

Ces communautés, qui se présentent comme déviantes au sein des sociétés modernes, tendent néanmoins également à mettre en place des normes assez fortes qui peuvent mettre les individus en leur sein en situation d'apparaître comme déviants par rapport à ces groupes qui se situent en marge. Ces groupes tendent à générer des normes qui peuvent porter: sur le corps, le vêtement, l’alimentation, les goûts musicaux…

Il est possible de noter également que ce sont ces communautés qui jouent le rôle de minorités actives et qui sont conduites à transformer les normes de la société libérale moderne.

Conclusion:

 

 

Il apparaît possible de relativiser selon deux axes différents le récit du passage des sociétés holistes à des sociétés individualistes.

D’une part, il semble que les sociétés dites holistes ont pu générer des institutions leur permettant de tolérer une certaine déviance par rapport aux normes dominantes dans le groupe.

D’autre part, il semble que les individus qui cherchent à échapper aux normes dominantes dans les sociétés libérales tendent à constituer des communautés comme un espace leur permettant une plus grande expression de leur déviance au sein d’un groupe qui partage les mêmes normes.

1. Présentation de l’expérience de Asch:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Asch