Entretien avec Stanislas Morel (Maître de conférences à l'Université de Saint-Etienne) autour de son ouvrage : La médicalisation de l'échec scolaire (Paris, La Dispute, 2014).
IRESMO : On pourrait s'étonner qu’un sociologue prenne pour objet la médicalisation de l'échec scolaire : on a à faire, avec les troubles spécifiques des apprentissages (TSA) à des diagnostics médicaux, aujourd'hui souvent traités par les neurosciences. Qu'est-ce que le sociologue aurait alors à nous apprendre sur ces sujets ?
Stanislas Morel : Les sciences sociales s’intéressent depuis longtemps aux questions réputées médicales. Ainsi, Durkheim, dès Le suicide (1897), se penche sur un sujet considéré comme relevant de la psychologie et de la médecine.
La question est davantage comment, pour un sociologue, parler de ces sujets. Il ne s'agit pas de contester la médecine sur son propre terrain. Ce que la sociologie peut apporter, c'est une analyse de la manière dont les catégories médicales se sont constituées, diffusées et ont été légitimées dans l'espace social. La diffusion des catégories médicales ne s'explique pas seulement par des avancées scientifiques. C'est en cela qu'il pourrait y avoir un point de friction entre les sciences médicales et l'approche sociologique. La sociologie montre qu'il faut prendre en compte d'autres espaces où se construit la médicalisation comme les services de l’Etat en charge des politiques de lutte contre l’échec scolaire, les enseignants ou les familles.
Mon objectif n'était donc pas de me situer dans un rapport d'opposition à la médecine et à la psychologie ou de faire une critique des approches par cas individuels. Mon but n'est pas de raviver une querelle en cherchant par exemple à montrer que les diagnostics médicaux ne seraient pas pertinents pour rendre compte d’un phénomène avant tout social. Cette démarche n’est pas inintéressante, mais ce n'est pas celle que j’ai adoptée. Mon intention est de comprendre comment on en est arrivé à une situation de « médicalisation décomplexée », comment les diagnostics médico-psychologiques sont largement repris par d'autres acteurs tels que les familles ou les enseignants.
IRESMO : Peut-on considérer que la médicalisation de l'échec scolaire revient simplement à une renaturalisation de l'échec scolaire ? S'agit-il simplement d'un retour, sous une autre forme, de l'idéologie du don ? Les théories médicales actuelles sont-elles aveugles à l'influence de l'environnement ?
S.M : Il y a une sorte de déplacement des sciences médicales, qui, auparavant, insistaient beaucoup plus qu’aujourd'hui sur l'hérédité et l'inné. Les médecins sont désormais eux-mêmes très critiques vis-à-vis du réductionnisme biologique et essaient d'introduire et de prendre en compte l'environnement. Ils insistent sur la plasticité du cerveau. Mais, il est difficile d'introduire l'« environnement » dans un laboratoire. Leur conception du milieu social reste trop simplifiée. On ne sait pas exactement comment dans les modèles proposés, l'environnement agit. Cela peut donner l'impression que la prise en compte affichée du « milieu » a parfois davantage pour fonction de se prémunir contre d’éventuelles critiques que d’intégrer véritablement l’« environnement » au sein des modèles proposés. Tout cela reste donc balbutiant. On n'est pas actuellement dans une situation de collaboration véritable entre les sciences médicales et les sciences sociales. Les neurosciences mettent encore avant tout l'accent sur une causalité neurobiologique. L'approche d'une neurologue, comme Catherine Vidal, à propos du genre, qui met en valeur l'importance de l'environnement et non de l'innée, reste, à ma connaissance, isolée.
Concernant l'« idéologie du don », c'est surtout dans le sillage du traitement individualisant de l’échec scolaire que l'on voit réapparaître des notions telles que « les goûts », les « capacités », les « aptitudes », les « talents »… Les textes officiels ont aujourd'hui pour leitmotiv d’individualiser, de différencier, les enseignements en fonction des talents ou des aptitudes des élèves… L’efficacité pédagogique peut certes reposer sur une prise en compte des intérêts et des difficultés propres à chaque enfant. Mais, à la faveur de cet objectif, un autre discours vient s'insérer, celui visant la prise en compte des « élèves à besoins éducatifs particuliers ». C'est par ce vecteur que la différenciation pédagogique peut devenir un biais propice à l'introduction des diagnostics médico-psychologiques.
IRESMO : Vous vous intéressez dans votre ouvrage aux origines sociales des élèves diagnostiqués. L'échec scolaire touche plus massivement les élèves issus des classes populaires. Mais en même temps, les enfants qui consultent, dans le centre hospitalier que vous avez étudié, ont majoritairement des parents qui sont issus des classes moyennes ou supérieures. Les TSA seraient-ils en définitif une affaire de lobbying des parents issus des classes moyennes ou supérieures ?
S.M : Il faut d'abord se rendre compte que pour les parents confrontés aux difficultés scolaires de leurs enfants, ce sont des situations de souffrance très forte. C'est le cas des classes populaires, mais peut-être plus encore des classes moyennes ou supérieures qui investissent très fortement la réussite scolaire. La thématique de la médicalisation, dans le sillage de Michel Foucault, a souvent été analysée comme une action de l’État pour contrôler des populations déviantes. Néanmoins, aujourd'hui on constate une diffusion massive de ces savoirs. Les familles s'approprient des diagnostics sur un marché des diagnostics non unifié. Un même enfant, selon le spécialiste consulté, peut faire l'objet de diagnostics différents. Les parents sont ainsi conduits à choisir le plus acceptable pour eux. Ainsi, certains parents attaquent violemment les psychanalystes car ils ont l'impression d'être jugés et culpabilisés. A l’inverse, certains troubles spécifiques des apprentissages peuvent apparaître comme des diagnostiques plus avantageux dans la mesure où les parents ne sont pas mis en cause, que l'intelligence de l'enfant est garantie et que l'enfant peut bénéficier de petits avantages à l’école via des adaptations pédagogiques. Mais, ces stratégies sont socialement situées. Ce sont les milieux les plus favorisés qui sont à même de faire les choix les plus rentables et qui ont tendance à être les plus gros consommateurs de soins médicaux. Les rééducations en orthophonie, en psychomotricité ou en ergothérapie par lesquelles sont traités les troubles spécifiques des apprentissages sont très chronophages et demandent de la disponibilité ainsi que des ressources économiques. Certains parents (en général les mères) arrêtent de travailler ou se mettent à temps partiel. On voit ainsi se dessiner de nouvelles inégalités entre les parents d’enfants en échec scolaire en fonction des ressources qu'ils peuvent mobiliser.
IRESMO : Pourrait-on dire que les TSA deviennent un phénomène qui prend de l'ampleur au moment où avec la massification de l'enseignement les enseignants n'arrivent pas à prendre en charge l'ensemble de l'échec scolaire et des troubles du comportement et donc les délèguent à un personnel médical ?
S.M : Les rapports entre médicalisation et massification ne sont pas nouveaux. Mais, ces rapports ont changé. Dans les années 1970, recourir au médical, c'était très souvent orienter les élèves vers des classes spécialisées. Aujourd'hui, médicaliser ne consiste plus à se défausser des enfants en difficulté. Les enfants restent dans les classes banales quand bien même ils sont atteints d’un trouble. Ce qui est davantage caractéristique de la période actuelle, c'est le fait que les enseignants ont intériorisé l’existence d'autres spécialistes qu’eux pour traiter les problèmes scolaires. On assiste ainsi plutôt à un déplacement de la « légitimité pédagogique ». Aujourd'hui les enseignants apparaissent de moins en moins comme les détenteurs légitimes des discours pédagogiques visant au traitement de l’échec scolaire. Les instituteurs perdent la main sans que cela ne semble leur poser de problème. Mais, il est possible que cela conduise, à terme, à l’affaiblissement de leur groupe professionnel. Mon objectif n’est pas de défendre tel ou tel groupe professionnel, mais plutôt d’analyser comment s'est opéré ce glissement de la légitimité pédagogique.
Par ailleurs, le fait que les médecins s’intéressent aux questions d’apprentissage ne doit pas être seulement vu comme une « médicalisation » de la société en phase avec la tendance à l’individualisation de la prise en charge des problèmes sociaux impulsée par le néolibéralisme. Les médecins sont également confrontés à la « scolarisation de la société », c’est-à-dire à une influence croissante des questions scolaires. Les orthophonistes ont à faire à des demandes de soutien scolaire qui, selon elles, ne relèvent pas de leurs compétences. On assiste en quelque sorte à une scolarisation des milieux médicaux. La question scolaire sort de l'école et envahit le reste de la société. Le phénomène décrit dans mon livre se situe à la croisée des processus de médicalisation et de scolarisation des problèmes sociaux.
IRESMO : Vous montrez qu'il existe des dissensions dans la prise en charge des élèves en difficulté entre une approche d'inspiration psychanalytique et une approche médicale d'inspiration neuroscientifique. Pourrait-on alors concevoir les TSA comme un enjeu dans la lutte de légitimité entre des théories savantes au sein du monde médical ?
S.M : La dyslexie est une catégorie nosographique déjà très ancienne. Elle était auparavant mobilisée par des médecins d’obédiences très variées, y compris par certains psychanalystes. Or, ce genre de diagnostics est aujourd'hui monopolisé par les neurosciences et on assiste désormais à une lutte entre les psychanalystes et les neurosciences cognitives autour de ces catégories. Les psychanalystes analysent les difficultés d’apprentissage comme le produit d'un conflit inconscient. Ils considèrent qu'il ne s'agit pas de traiter le symptôme de front, mais de traiter la personne dans sa globalité. Les neurosciences cognitives considèrent de leur côté qu'il s'agit d'un trouble de l'apprentissage d'origine cérébrale engendrant le dysfonctionnement d’un processus cognitif. Il s'agit donc de traiter le symptôme et d'apprendre à lire à l'enfant en lui proposant des rééducations en orthophonie. Cette approche a le vent en poupe et la psychanalyse est aujourd'hui très attaquée. Mais son point faible est également son point fort. Elle propose une approche globale qui refuse l'évaluation de la démarche thérapeutique sur la seule base de l'effet sur le symptôme. Au contraire, les tenants des neurosciences cognitives veulent être évalués sur leur efficacité. Mais cela peut être en définitif leur point faible. En effet, s'ils sont incapables à terme de pouvoir montrer leur efficacité, ils risquent de se trouver discrédités.
Propos recueillis par Irène Pereira
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